Déplacements forcés de population. Le
présent rattrapé par le passé
Ce projet s’est d’abord développé dans une
démarche essentiellement historique. La
recherche portait sur les conséquences des
crises politiques et sur le devenir de
populations déplacées dans le passé. Les
travaux
menés sur l’Europe de l’Est et la Russie, ainsi
que sur les déplacements de population liés aux
guerres de la décolonisation (Algérie,
Cameroun)
développent une démarche comparative, dans le
cadre de conflits de nature coloniale ou
d’expansion territoriale. Ces travaux sont
désormais bien avancés et ont déjà conduit à
plusieurs publications, présentations en
colloques, rédaction d’un ouvrage proposé aux
éditions de l’INED ainsi qu’à l’élaboration
d’une base de données d’entretiens avec
d’anciens déplacés, destinée à être ouverte
aux
chercheurs.
Les récents mouvements de
population en provenance du Moyen-Orient et
d'autres territoires en situation de guerre ou
de profonde instabilité donnent
une actualité nouvelle aux déplacements forcés
de population. Le contexte général dans lequel
ils se déroulent pose non seulement la question
des frontières et de leur contrôle mais
exacerbe
aussi diverses formes de tensions politiques et
sociales. Nous avons donc souhaité insérer dans
ce projet des problématiques contemporaines,
qui
offrent de nouvelles pistes de comparaison. La
participation de Claire Lévy-Vroelant
(chercheure
associée à l’INED) et d’Irina Tcherneva,
permettent d’initier cette réflexion.
Au-
delà des processus de déplacement ou des
ressorts des politiques mises en œuvre, ce
projet s’intéresse aussi au devenir de ces
populations, aux reconfigurations sociales et
géographiques auxquelles ils conduisent, aux
politiques de retour, de réinsertion ou au
contraire d’exclusion qui les suivent.
Le
projet se déclinera désormais autour de 4
moments et lieux particuliers, imposant des
formes de comparaison qui ne seront en aucun
cas
des mises en équivalence : Archives sonores de
l'Europe du Goulag ; regroupement des
populations en situation coloniale (Cameroun) ;
un questionnement destiné à élargir
les sources d’études, portant sur l’apport des
sources visuelles (images fixes et animées) à
l’étude du confinement ; les déplacements
forcés
de population en cours ainsi que leurs
modalités
d’insertion dans les pays d’Europe occidentale,
notamment étudiés à partir d'une enquête
novatrice permettant d'appréhender les
populations difficilement atteignables, en
particulier les réfugiés.
Le contrôle et la gestion des populations est
une préoccupation permanente des États-nations
et des Empires qui perdurent ou se construisent
à partir du XIXe siècle. Ils ont avant tout
vocation à se substituer au contrôle des
territoires au fur et à mesure que s’estompe la
contestation des appartenances territoriales et
que les frontières internationales ne sont plus
remises en cause en dehors des crises majeures.
Les conceptions étroites de l’appartenance
nationale (territoires, langues, religions) et
la construction des mythes constitutifs
conduisent à des catégorisations de populations
les unes plus légitimes que les autres pour
prétendre à cette appartenance nationale.
L’assimilation et l’intégration des populations
dans un cadre unique, comme volonté
d’expression
identitaire de la nation, devient un instrument
de politique étatique aussi bien en direction
de
populations locales que des populations
allogènes, légitimant ainsi leur présence sur
le
territoire national. Dans ces conditions, les
politiques sociales et parfois familiales
doivent servir de catalyseurs ou
d’accélérateurs
dans la gestion nationale, sociale, spatiale et
démographique de ces populations. D’autres
politiques prennent une forme beaucoup plus
violente : elles sont destinées à identifier et
contrôler les populations considérées par les
États comme « suspectes », hostiles ou
potentiellement hostiles du fait de leur
caractère national ou social. Elles conduisent
à
mettre en place des déplacements forcés,
confinements, regroupements, puis à gérer ces
divers lieux et populations. Elles laissent des
traces importantes, même une fois qu’elles ont
disparu, et conduisent à d’autres
transformations : retour de populations vers
leur lieu d’origine, ou ailleurs,
reconfiguration de territoires, apparition
d’affirmation identitaires nouvelles, etc.
Ce projet étudie diverses formes de
déplacements
forcés de population, aux XXe et XXIe siècles.
Au-delà des processus du déplacement, ou des
ressorts des politiques mises en œuvre, il
traite du devenir des populations déplacées,
des
reconfigurations sociales et géographiques
auxquelles ils conduisent, des politiques de
retour, de réinsertion, d’intégration ou au
contraire d’exclusion qui les suivent. Malgré
la
diversité des terrains, il a une forte
dimension
comparative et pose des questions communes,
inédites dans certains des cas étudiés, en
rapprochant des situations a priori très
diverses mais soumises à des mécanismes de
contraintes proches.
Il se décline autour de 3 moments et
lieux particuliers, imposant des formes de
comparaison qui ne seront en aucun cas des
mises
en équivalence :
1. Archives sonores de l’Europe
du Goulag
Alain Blum, Emilia
Koustova (Université de Strasbourg), Roman
Podkur (Institut d’histoire de
l’Académie des sciences d’Ukraine), ainsi que
plusieurs centres d’archives de Lituanie et
d’Ukraine
Cette composante est la poursuite d’un projet,
soutenu par l’ANR, coordonné par Alain Blum et
Marta Craveri, qui a débuté en 2008 et
s’intitulait « Archives sonores de l’Europe du
Goulag ». Il a consisté à recueillir près de
200
témoignages des Européens, essentiellement en
Europe centrale et orientale, mais aussi en
Sibérie et au Kazakhstan, qui ont été déplacés
de force avant ou après la Seconde guerre
mondiale, en URSS, dans des lieux de
déportations ou des camps de travail, puis,
dans
la plupart des cas, sont revenus soit dans leur
pays d’origine, soit ailleurs en Europe. A côté
de ces témoignages ont aussi été recueillis de
nombreuses photographies personnelles, des
documents écrits, ainsi qu’un large ensemble de
matériaux d’archives, collectés dans les
archives nationales russes, lituaniennes,
ukrainiennes et polonaises. Nous rappelons ici
que la première phase de ce projet a abouti au
site museum.gulagmemories.eu ainsi qu’à
l’ouvrage Déportés en URSS. Récits d’Européens
au goulag. Plusieurs articles ou chapitres
d’ouvrages sont désormais publiés ou sous
presse.
Cette composante poursuit désormais trois
objectifs principaux, qui utilisent le matériel
recueilli jusqu’à présent. D’une part, la
réalisation de recherches autour des
spécificités et des traits communs de
l’expérience européenne du Goulag, dans les
pays
de l’« autre Europe ». Ces recherches portent
essentiellement sur deux aspects de cette
expérience, les plus mal connus aujourd’hui :
les trajectoires de ces Européens, tant durant
leur déportation qu’à leur retour ; les
conséquences de ces trajectoires sur la
formation des identités nationales de ces pays.
D’autre part une réflexion sur les processus
d’insertion des déportés dans les lieux où ils
ont été placés, les formes de reconfiguration
sociale en œuvre, les conséquences des retours
sur le territoire d’origine ou d’autres
territoires. Derrière cela sont étudiées les
politiques d’accompagnement ou au contraire
d’abandon qui suivent les périodes de
libération
des anciens déportés.
L’INED a déjà fortement contribué à ce projet
d’une part par l’expérience d’études des
mouvements de population, mais aussi par la
compétence en terme de recueil de témoignages,
de réalisation d’entretiens, ainsi qu’en terme
de conservation électronique et mise à
disposition sur la toile des résultats de ce
travail (le service informatique est aussi
fortement mis à contribution, et le serveur qui
héberge le projet est à l’INED). Durant l’année
2016, la base de données, présentes sur le
serveur, et fournissant toutes les informations
sur les divers entretiens, ainsi que l’accès
aux
entretiens intégraux, doit être complétée pour
être mise à disposition des chercheurs du
projet, mais aussi, sur présentation d’un
projet
de recherches, à d’autres chercheurs, dans un
horizon de 2 ans (avant d’être plus largement
ouverte).
Par ailleurs, une collaboration spécifique,
engagée avec des centres d’archives
ukrainiennes
et lituaniennes doit aboutir à la publication
d’un volume de documents consacrés aux retours
de déportations. Le travail de recueil de
documents est bien avancé et l’année 2016 sera
en partie consacrée à la préparation de cette
publication.
Soulignons enfin que le partenariat développé
dans le cadre du projet ANR avec Radio France
internationale (RFI), a abouti à de nombreuses
émissions radiophoniques (sur RFI mais aussi
sur
France culture). Pour assurer la pérennité des
archives sonores et du musée virtuel et la
poursuite du projet, nous travaillons avec le
un
consortium corpus coordonné par le CNRS.
2. Les centres de regroupement
de la décolonisation en Algérie et au Cameroun
(1955-1971).
Kamel Kateb (INED) et Athanase Bopda
(Université du Havre)
En 1955 au Cameroun, en même temps qu’en
Algérie, la répression des nationalistes passés
à la lutte armée contre le pouvoir colonial
métropolitain aboutit à une solution radicale :
le regroupement forcé des populations des zones
troublées. De 1955 à 1971, ces déplacements
forcés systématiquement prônées et mis en
application par les créations de camps de
regroupements modifient durablement la
circulation, la distribution et les mobilités
des populations touchées. Près d’un demi-siècle
après, comment fut vécue cette expérience de
déplacements forcés ? Qu’en est-il advenu pour
des déplacés et des générations de leurs
descendants ? Notre hypothèse est simple : en
passant par cette phase territoriale de
regroupement forcé et d’occultation de
l’existence de l’oppression et des souffrances
qui en découlèrent dans les vies de ceux qui en
furent victimes, leur trajectoire particulière
a
collectivement et individuellement constitué
une
source de construction exogène et endogène
d’une
identité et d’une démographie aux temps court,
moyen et long. Au sein de leur évolution, la
présence et le rôle de structures d’encadrement
religieuses modernes a joué un rôle de
stabilisation et de dynamisation des individus
libéré des carcans anciens par leur
déconstruction pendant la colonisation
européenne et restée quelque peu à mi-chemin
depuis lors.
Un ouvrage portant sur l'Algérie sera publié au
début de l'année 2018. En revanche, la
recherche
se poursuit au Cameroun.
En exploitant les archives, les témoignages,
les
observations de terrain ; des enquêtes et des
statistiques, une reconstitution de cette
expérience camerounaise peut éclairer de
manière
édifiante l’intérêt scientifique des
complexités
géographiques, des sérendipité historiques, des
ambiguïtés sociales et des « confusions »
politique d’une lecture comparée de cette
expérience singulière.
3. Les centres de regroupement
de la décolonisation au Cameroun (1955-1971).
Claire Léyv-Vroelant (Université de Paris
8)
Enquêter dans les bains-douches municipaux
La « crise des réfugiés » se manifeste par la
présence, dans l’espace public, d’individus et
de familles pour qui l’accès à l’eau est un
souci quotidien. Il en va de même des personnes
logées qui, pour diverses raisons, ne disposent
pas de la possibilité de se laver chez elles. A
l’heure où, en Europe, disposer d’une salle de
bain chez soi est la norme, le nombre croissant
de personnes privées d’un lieu pour se laver
attire l’attention des pouvoirs publics (En
France, une loi est d’ailleurs dans l’attente
d’une seconde lecture au Sénat qui vise à
consolider le droit à l’eau). La
démocratisation
du confort domestique, qui avait entraîné,
ailleurs qu’à Paris, la fermeture de la plupart
des établissements de bains-douches, n’a
pourtant pas bénéficié à tous : les personnes
mal logées ou non logées recourent à un tel
service public. L’hypothèse est ici que cette
originalité parisienne (15 établissements
actuellement en fonction) sert une population
extrêmement hétérogène, fortement masculine,
comprenant une large proportion de personnes
nées à l’étranger, qu’elles soient tout
récemment arrivées ou anciennement installées
en
France. La recherche se donne comme objectif de
quantifier et surtout de qualifier ces
populations, de connaitre leurs parcours
migratoires et d’épreuves (en particulier ceux
des exilés), ainsi que les ressources qu’ils
mobilisent (dispositifs, collectifs de soutien,
personnes rencontrées, etc.). Réciproquement,
il
s’agit aussi de comprendre les transformations
des territoires ainsi parcourus, et le rôle
joué
par ces lieux dans les trajectoires. Des
prolongements de la recherche dans d’autres
villes de France, et ailleurs en Europe, sont
envisagés, afin de saisir les moyens mobilisés
pour donner place (ou pas) aux exilés et aux
personnes privées du « confort moderne ».
La méthodologie mise en œuvre combine la
constitution de sources orales et la
consultation d’archives écrites :
- enquête orale auprès de témoins ;
- entretiens non directifs ;
- dépouillements d'archives ;
- croisement de sources orales et écrites ;
- recherche de nouvelles sources visuelles.