Adieu la vie, adieu l’amour

Centenaire de la Grande Guerre (1914-1918)

Le numéro 3 de la revue Population de 2018 présente une analyse des inégalités de temps de survie chez les soldats "Morts pour la France" durant la Grande Guerre

 

Cet article propose un éclairage précis et détaillé sur la mortalité des militaires français durant la Première Guerre mondiale, et choisit de centrer l’analyse sur leur temps de survie pendant la durée du conflit. Il contribue bien évidemment à l’établissement, toujours poursuivi, jamais achevé, d’un bilan démographique complet et définitif de cette guerre. Afin de fournir un cadre général aux conclusions de l’article, il est utile de rappeler certaines données multinationales concernant les pertes de ce qui a été souvent, et à juste titre, nommé l’« hécatombe » ou « la grande saignée ». 

Selon une estimation moyenne et globale, la Grande Guerre a fait près de 10 millions de morts dont plus de 2 millions d’Allemands, près de 2 millions de Russes, près de 1,5 million de Français, 800 000 Britanniques et 650 000 Italiens, bien que ces chiffres fassent toujours l’objet de discussions. Ces dénombrements concernent des hommes appartenant aux classes d’âges comprises entre 19 et 40 ans, les plus fécondes et qui contiennent les effectifs les plus nombreux de population active. Ce sont les « générations sacrifiées ».

Proportionnellement à sa population totale et parmi les pays alliés, la France a connu, après la Serbie, le nombre le plus élevé de morts, soit un peu moins que, parmi les empires centraux, l’empire ottoman. Ces morts correspondent aux militaires tués au combat. Si l’on y ajoute les blessés, prisonniers et disparus, on constate que ce sont les empires centraux qui en ont le plus pâti, tandis que la Serbie maintient sa triste première place chez les alliés. Environ 500 000 soldats sont morts après 1918 des suites de blessures reçues ou de maladies contractées pendant la guerre.

Toutefois, ces considérations, qui envisagent les pertes humaines par rapport à la population totale, sont loin d’être satisfaisantes : il est en effet beaucoup plus intéressant et pertinent d’envisager la proportion des pertes par rapport à la population des mobilisés, population elle-même à caractériser par rapport à la population active. Il convient alors de tenir compte du fait qu’en fonction des sources convoquées, les chiffres des pertes s’avèrent très variables (voir tableau des effectifs selon les sources dans Rohrbasser, 2014, p. 16-17). Par exemple, pour la France, le nombre des mobilisés est compris entre 8 300 000 et 8 400 000, et celui des décès entre 1 320 000 et 1 460 000 individus. Pour le Royaume-Uni et l’Empire britannique, le nombre des mobilisés s’échelonne de 7 670 000 à 8 910 000 et les décès de 760 000 à 1 010 000 individus. En calculant une moyenne dans ces fourchettes et en étudiant la corrélation entre nombre de mobilisés et pertes, il apparaît clairement que les pertes sont proportionnelles au nombre de mobilisés, ce qui est conforme à la sinistre logique de la guerre.

 Le plus notable dans ces considérations demeure la disparité, donc la variabilité des chiffres selon les sources. Il est évident que la difficulté de l’enquête, les divergences de méthode entre écoles historiques, les lissages à la moyenne et autres manipulations – nécessaires mais non pour autant systématiquement appropriées – de nombres font qu’ici, comme dans bien d’autres cas relevant de la statistique, la prudence et la modestie sont de mise : il s’agit d’approcher la vérité et non de prétendre la détenir, encore moins l’imposer. 

Cette prudence dans le calcul et l’interprétation des nombres est l’apanage des auteurs de cet article. Ceux-ci mettent en valeur l’existence d’un lien significatif entre le fait qu’il y ait eu des fusillés dans un régiment au début de la guerre et le temps de survie des soldats de ce régiment : il s’agit là d’une intéressante piste à explorer. Les auteurs suggèrent également que parmi les morts à la guerre, les mobilisés dès août 1914 ont subi en moyenne 18 mois de guerre avant d’être tués. Ils montrent que d’importants écarts dans la durée de survie apparaissent  selon le grade et le corps. Toutefois, ils nuancent pertinemment la conclusion que l’on serait tenté d’en tirer quant à une reproduction de la hiérarchie sociale dans les différences de temps de survie au front. Par ailleurs, des facteurs contextuels, comme le département de recrutement ou le régiment d’affectation, montrent des écarts significatifs de durée de survie qui mériteraient, à l’occasion d’un autre travail, examen et approfondissement.

Source : Avant-propos, revue Population n°3, 2018.
Contact : Jean-Marc Rohrbasser
Mise en ligne : 09 novembre 2018