Valentine Becquet
Les enjeux de la précarité menstruelle, qui reste encore peu prise en compte, sont nombreux et ont des impacts tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. Valentine Becquet, chercheure à l’Ined, explique en quoi il est fondamental de parler de santé menstruelle.
(Entretien réalisé en mai 2025)
Que signifie le terme de précarité menstruelle ? Comment celle-ci se mesure-t-elle ?
La précarité menstruelle désigne l’ensemble des obstacles – économiques, sociaux, sanitaires et symboliques – qui empêchent les personnes menstruées de vivre leurs règles dans des conditions dignes. Elle ne se limite pas à un manque de moyens financiers pour se procurer des protections menstruelles : elle englobe aussi l’absence d’accès à des toilettes sûres, à de l’eau propre, à des dispositifs d’élimination des déchets, ainsi qu’un déficit d’informations fiables sur le cycle menstruel. Ce manque de connaissances renforce les inégalités et alimente les tabous encore largement associés aux règles. Ce phénomène, bien que présent à l’échelle mondiale, touche plus sévèrement les femmes et les filles en situation de vulnérabilité, que ce soit dans les pays à revenu faible ou intermédiaire ou au sein de contextes précaires dans les sociétés plus riches.
La santé menstruelle reste encore largement négligée dans les politiques publiques et insuffisamment prise en compte dans les pratiques médicales. Les consultations restent un lieu où se reproduisent des normes sociales de genre, où les douleurs ou troubles liés aux menstruations sont souvent minimisés. Parler de santé menstruelle permet de réinscrire les menstruations dans une approche globale de santé, qui prend en compte le bien-être physique, mental et social. Pourtant, cette composante fondamentale de la santé publique demeure marginalisée par la communauté scientifique et les politiques de santé mondiale.
La précarité menstruelle peut se mesurer par divers indicateurs : la proportion de personnes ayant accès à des produits menstruels sûrs et abordables, la disponibilité d’installations sanitaires adaptées dans les écoles et lieux publics, le niveau d’information sur la santé menstruelle, et la fréquence des comportements adoptés pour compenser le manque de moyens (comme l’utilisation de tissus non stériles ou l’isolement). Ces indicateurs permettent de mesurer les effets concrets sur la santé, la scolarité et la participation sociale.
Quels enjeux sont liés à la précarité menstruelle ?
Les enjeux liés à la précarité menstruelle sont multiples et interconnectés. Sur le plan individuel, elle impacte directement la santé physique des personnes menstruées, notamment en exposant à des infections ou à des douleurs non prises en charge, ainsi que leur bien-être psychologique, en alimentant honte, stress ou anxiété. Sur le plan social, elle freine l’inclusion, l’autonomie et la capacité à participer pleinement à la vie scolaire, professionnelle ou communautaire. L’absentéisme, le repli sur soi ou le décrochage scolaire sont autant de conséquences observées, particulièrement chez les jeunes filles privées de moyens adaptés pour gérer leurs règles.
La précarité menstruelle participe aussi à la reproduction des inégalités de genre. En rendant les menstruations invisibles ou honteuses, elle perpétue des normes sociales qui restreignent la liberté et la dignité des personnes menstruées. Le manque d’informations fiables et accessibles sur le cycle menstruel limite la capacité des jeunes filles à comprendre leur corps, à identifier des symptômes anormaux ou à revendiquer une prise en charge médicale adaptée.
Les enjeux sont également environnementaux. L’usage massif de protections menstruelles jetables – souvent composées de plastiques non biodégradables – génère des déchets considérables, en particulier dans les zones où les systèmes de collecte sont insuffisants. Cela souligne la nécessité de promouvoir des alternatives durables, comme les protections réutilisables, à la fois respectueuses de l’environnement et accessibles à toutes.
Enfin, lutter contre la précarité menstruelle suppose de revoir notre manière d’en parler. Employer des termes comme "santé menstruelle" plutôt que "hygiène menstruelle", "produits menstruels" au lieu de "protections hygiéniques", permet de sortir d’une approche purement hygiéniste pour inscrire les menstruations dans une vision globale de la santé et des droits humains. Revaloriser la parole sur les corps menstrués et combattre les représentations stigmatisantes constituent autant de leviers pour la dignité menstruelle.
Quelles sont les recherches conduites à l’Ined sur ce sujet ?
J’ai écrit un chapitre d’ouvrage avec Marion Ravit, chercheuse à l’IRD/Ceped qui travaille sur les impacts environnementaux de la précarité menstruelle aux Philippines notamment. Ce chapitre faisait un tour d’horizon de la précarité menstruelle dans les pays du Nord et du Sud au sein d’un ouvrage sur les menstruations. Suite à cette première collaboration, nous avons coorganisé, avec d’autres collègues du Ceped (Joseph Larmarange, associé à l’Ined et Clémence Schantz) une journée d’études sur le sujet à la MSH Paris Nord en mars 2025, qui a regroupé plusieurs intervenant.es issues de la recherche et de la société civile en France et en Afrique subsaharienne. Nous collaborons également sur un projet en cours de développement sur la prise en charge des règles abondantes en Côte d’Ivoire.
Cette thématique est également abordée au sein de l’enquête « Parcours de fécondité et de santé reproductive Outremer » (ParFécOMSa), dont je suis co-responsable avec Arnaud Régnier-Loilier et Didier Breton, et qui sera collectée en 2028 à La Réunion, en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane.
Il y a également le projet Cross Minds, de Violeta Alarcão et Elise de la Rochebrochard, qui vise à construire de manière participative des indicateurs de suivi de la santé menstruelle en France et au Portugal.
Sources : Becquet, V. et Ravit, M. (2023). « Du Nord au Sud, la précarité menstruelle est universelle. » Dans Dirigé par M. Coville, H. Morel et S. Tabois Idées reçues sur les menstruations Corps, sang, tabou : Corps, sang, tabou (p. 55-60). Le Cavalier Bleu