Comment la démographie influence-t-elle le changement climatique ? Le cas de l’Europe
Population et Sociétés
n° 614, Septembre 2023
https://doi.org/10.3917/popsoc.614.0001
Commission européenne, Centre commun de recherche (JRC)
Commission européenne, Centre commun de recherche (JRC)
Commission européenne, Centre commun de recherche (JRC)
Cet article explore les interactions entre le changement climatique et la démographie au sein de l’Union européenne. L’Union européenne s’est engagée à atteindre la neutralité climatique en 2050. Au niveau mondial, la croissance de la population se poursuivra en dépit de la baisse de la fécondité, en raison de la croissance démographique passée et de la structure par âge jeune de la population mondiale actuelle (inertie démographique). Cette dynamique signifie que le verdissement de l’économie de l’Europe et des autres grands pays émetteurs constitue le principal levier de réduction des émissions mondiales à l’horizon 2050. Au niveau européen, nos résultats révèlent l’effet déterminant de l’âge : les émissions individuelles sont plus élevées aux âges avancés. Les comportements et les attitudes à l’égard du changement climatique importent également. Dans un contexte de vieillissement de la population européenne, les différences intergénérationnelles de consommation et d’attitude représentent un défi supplémentaire pour les politiques climatiques.
changement climatique, Union européenne, émissions, inertie démographique, génération, âge, CO2, population
Table of contents
- Appendix A Références
1.
Divers facteurs sont à l’origine du changement climatique observé au niveau mondial, dont la démographie. Quel rôle jouera l’évolution de taille et de structure de la population ? Quels individus émettent le plus de CO2 et sont les plus préoccupés par le réchauffement climatique ? Fabrizio Natale, Phillip Ueffing et Christoph Deuster analysent les relations entre démographie et changement climatique, en particulier dans l’Union européenne. 1
La démographie et le changement climatique interagissent de façon complexe. Leur relation est bidirectionnelle. D’une part, la taille et la structure de la population influencent les émissions de CO2 (ci-après nommées « les émissions »). D’autre part, le changement climatique affecte les dynamiques de population (migrations, fécondité, mortalité). Les caractéristiques démographiques doivent donc être prises en compte dans l’évaluation de l’exposition et de la vulnérabilité des populations au changement climatique, ainsi que dans les stratégies d’adaptation.
Trois questions sont examinées (a) la relation entre la croissance démographique et les émissions mondiales ; (b) les caractéristiques démographiques et les émissions au sein de l’Union européenne ; (c) les disparités sociodémographiques dans les attitudes des Européens à l’égard du changement climatique. 2
L’article porte son attention au cas de l’Union européenne (UE), responsable d’une grande partie des émissions mondiales passées. L’UE a adopté d’ambitieux objectifs climatiques dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal). Confortées par la loi européenne sur le climat promulguée en 2021, ces mesures contraignent tous les États membres à réduire leurs émissions de 55 % d’ici 2030 et à atteindre la neutralité climatique en 2050. L’UE se caractérise également par une population vieillissante, une structure de population qui affecte les émissions.
1.1. La croissance de la population n’est pas le facteur principal des émissions futures
Le changement climatique anthropique est influencé à la fois par la taille de la population et par les activités humaines. Souvent représenté par l’équation I = PAT, l’impact environnemental des activités humaines (I = impact) se définit comme le produit de trois facteurs : la taille de la population (P), le niveau d’activité économique (A) et la technologie correspondant à ce niveau d’activité (T ). Selon cette équation, en l’absence d’évolution significative de la consommation et de la production vers des modèles plus durables, la croissance de la population entraîne une hausse des émissions. Bien que la population mondiale continue d’augmenter, la croissance démographique décélère depuis les années 1960. La population mondiale devrait atteindre un pic dans la seconde moitié de ce siècle avant de commencer à décliner. Toutefois, les deux autres facteurs de l’équation I = PAT, le niveau d’activité économique et la technologie, continuent de suivre une logique de croissance continue. Dès lors, la contribution relative de la croissance démographique aux émissions devrait diminuer, puis s’inverser à long terme quand la population décroîtra.
Jusqu’au milieu de ce siècle, la croissance de la population mondiale est relativement certaine, puisque la plupart des personnes qui vivront dans 30 ans sont déjà nées. Elle résulte principalement de la croissance démographique soutenue des décennies passées et de l’importance des groupes d’âges jeunes dans la population mondiale actuelle. Cette inertie démographique explique pourquoi la croissance démographique se poursuit même lorsque les niveaux de fécondité passent sous le seuil de renouvellement des générations. Puisqu’une grande partie de la population est aujourd’hui en âge de procréer, la population mondiale augmentera très probablement d’au moins un milliard d’habitants d’ici 2050 malgré la baisse des taux de fécondité [1]. Par conséquent, la possibilité qu’un ralentissement de la croissance démographique contribue à atténuer le changement climatique à moyen terme est limitée par rapport aux effets potentiels des changements de modes de production et de consommation.
À long terme, le rôle joué par la réduction de la fécondité prendra de l’importance par effet cumulatif au fil des générations. Que la population mondiale atteigne 9, 10 ou 11 milliards d’habitants dans la seconde moitié de ce siècle, elle conditionnera la vulnérabilité des populations et leur capacité à s’adapter aux conséquences néfastes déjà inévitables du changement climatique.
La croissance démographique à venir se produira principalement en Afrique, où de nombreux pays affichent des taux de fécondité encore élevés et des émissions par habitant relativement faibles. Ces pays ne sont responsables que d’une part minime des émissions mondiales passées. Toutefois, la taille croissante de leur population devrait sensiblement peser sur les émissions futures, à mesure que leurs économies se développent et que leurs modes de consommation évoluent. Une transition démographique accélérée vers des niveaux de fécondité plus bas, dans le cadre d’un développement axé sur les enjeux de santé, d’éducation et d’égalité des sexes, pourrait néanmoins aider à contenir les émissions futures.
Pourtant, les efforts nécessaires pour atténuer le changement climatique dépendent essentiellement de l’Union européenne et des autres grands pays émetteurs, dont les populations devraient faiblement augmenter ou stagner dans les années à venir, mais dont les émissions par habitant restent nettement plus élevées que dans le reste du monde. Dans un contexte de poursuite de la croissance économique, le développement des technologies vertes constitue le seul levier pour dissocier l’activité humaine de l’utilisation des énergies fossiles. La figure 1 représente les prévisions d’émissions correspondant aux engagements annoncés par les gouvernements [2]. Même si ces objectifs étaient tous atteints, ils ne suffiraient pas à maintenir la hausse des températures mondiales en deçà de 1,5°C d’ici 2050. Cette figure illustre la difficulté à réduire les émissions mondiales par le seul biais du verdissement des économies de l’Union européenne et des autres grands pays émetteurs (Chine, États-Unis, Inde et Russie). Malgré sa forte croissance démographique et ses modestes prévisions de réduction de l’intensité carbone (selon les engagements pris par différents pays), le continent africain dans son ensemble continuerait à émettre moins de CO2 que l’Union européenne, les États-Unis, la Chine et l’Inde en 2030, et moins que la Chine en 2050.
1.2. Des niveaux d’émission différents selon l’âge
En se référant uniquement à la taille de la population, l’équation I = PAT ne tient pas compte de la diversité d’autres facteurs démographiques qui contribuent aux émissions. Des caractéristiques telles que l’âge, le niveau d’instruction, le lieu de résidence (urbain ou rural), et la taille des ménages importent également. La figure 2 représentent les émissions générées par la consommation dans l’Union européenne au fil des âges, au niveau des ménages et au niveau individuel (encadré 1).
À l’échelon du ménage, les émissions augmentent avec l’âge de la personne de référence, atteignent un pic entre 45 et 49 ans, et diminuent progressivement au-delà. Cette tendance suggère que les émissions sont étroitement liées aux différentes étapes de vie. Lorsque les émissions sont estimées individuellement en neutralisant l’effet de la taille du ménage, le pic des émissions se décale vers des âges plus avancés. Lorsque ces estimations neutralisent également l’effet du revenu, la courbe change de forme : les émissions individuelles progressent alors régulièrement avec l’âge. Le fait que les personnes âgées soient responsables d’émissions individuelles plus élevées, tient à deux raisons. Premièrement, elles ne peuvent pas bénéficier des économies d’échelle propres aux ménages nombreux, c’est-à-dire des avantages découlant de la mutualisation des dépenses. Deuxièmement, malgré des revenus plus faibles, elles concentrent leurs dépenses dans des biens de consommation à forte intensité carbone (besoin en santé accru, logement plus ancien, lieu de résidence, etc.).
Le lieu de résidence, qui n’est pas indépendant de l’âge et du revenu, est un autre déterminant possible du niveau d’émissions. En milieu urbain, les logements moins spacieux, les ménages moins nombreux, et les infrastructures disponibles (transports publics) vont dans le sens d’une réduction des émissions des ménages. En revanche, les revenus des citadins, souvent plus élevés, encouragent la consommation et augmentent donc leurs émissions. Enfin, la taille souvent modeste des ménages urbains induit de plus fortes émissions individuelles, car les émissions du ménage sont réparties entre un plus petit nombre de personnes. L’urbanisation devrait à la fois freiner les émissions grâce à des gains d’efficacité, notamment dans le domaine des transports, et les stimuler en raison de la hausse des revenus.
Ces interactions entre caractéristiques individuelles ont des implications majeures pour les stratégies d’atténuation du changement climatique. Les personnes âgées contribuent davantage aux émissions, car elles vivent dans des ménages peu nombreux et concentrent leurs dépenses sur des biens à forte intensité carbone (comme le chauffage, le gaz et l’électricité). Elles ont moins de facilités à adapter leurs habitudes de consommation que les jeunes générations, puisque leurs dépenses sont fortement contraintes (peu sensibles au revenu).
1.3. Les attitudes des Européens à l’égard du changement climatique très liées à leur niveau d’instruction
L’examen des opinions publiques et des attitudes individuelles permet d’enrichir le diagnostic. Des enquêtes mesurent régulièrement le degré de préoccupation des Européens à l’égard du changement climatique. La comparaison des données de la dernière vague de l’Eurobaromètre consacré au changement climatique [5] avec les données des vagues précédentes montre que les Européens se sentent de plus en plus concernés par les effets du changement climatique. En 2021, près de 18 % des Européens considéraient le changement climatique comme le problème mondial le plus grave, devant dix autres problèmes majeurs. 3.
Comme pour les émissions, les attitudes à l’égard du changement climatique sont liées aux caractéristiques sociodémographiques. Les jeunes, les personnes possédant un niveau d’instruction élevé et les habitants des grandes villes déclarent plus souvent que le changement climatique est le problème le plus grave ou un problème très grave (figure 3). Par exemple, la proportion des 15-29 ans qui estime qu’il s’agit du problème le plus grave est supérieure de 5 points de pourcentage à celle des plus de 60 ans. De même, seuls 10 % des individus ayant un niveau d’instruction primaire considèrent le changement climatique comme le problème le plus grave, contre 25 % des diplômés du supérieur. Des analyses approfondies confirment cette tendance : les diplômés du supérieur sont environ deux fois plus susceptibles de percevoir le changement climatique comme le problème le plus grave ou comme un problème très grave, que les personnes ayant un niveau d’instruction primaire. 4.
Contrairement aux perceptions du changement climatique, le soutien individuel aux politiques publiques clés (comme le Pacte vert pour l’Europe) et la volonté déclarée d’entreprendre des actions personnelles pour lutter contre le changement climatique varient peu en fonction de l’âge et du lieu de résidence. En revanche, le niveau d’instruction influence le soutien aux politiques climatiques ainsi que les comportements individuels. Ainsi, la propension à déclarer agir personnellement contre le changement climatique est trois fois plus forte pour les diplômés du supérieur que pour les individus disposant d’un niveau d’instruction primaire.
Les différentes perceptions du changement climatique se reflètent également dans les comportements individuels déclarés. La part des Européens qui affirme agir à titre personnel est supérieure de 22 points de pourcentage pour ceux qui considèrent le changement climatique comme un problème très grave, et de 24 points de pourcentage pour ceux qui se sentent personnellement responsables de la lutte contre ce phénomène.
La confrontation des résultats de la dernière vague de l’Eurobaromètre avec les vagues précédentes souligne la préoccupation croissante des Européens à l’égard du changement climatique au cours de la dernière décennie. La perception de la gravité du problème change davantage au fil du temps qu’entre les groupes d’âges. En d’autres termes, la prise de conscience climatique dépend plus de la période que de la génération.
***
Les différentes régions du monde se trouvent aujourd’hui à des stades variés de leur transition démographique, avec des implications spécifiques en matière de changement climatique. Au niveau mondial, l’inertie démographique devrait entraîner une croissance de la population à moyen terme. Dans ce contexte, l’Union européenne et les autres principaux pays émetteurs doivent urgemment mettre en œuvre des politiques publiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre générées par les modes de production et de consommation non durables et investir dans les technologies vertes.
Le vieillissement de la population européenne ne sera pas sans conséquence sur les émissions. La part des émissions imputables aux personnes âgées augmentera dans les années à venir car elles émettent davantage et seront plus nombreuses. Même si cette tendance n’entraînera pas nécessairement une hausse significative des émissions, elle souligne l’importance pour les politiques publiques de prendre en compte les inégalités entre les générations.
Les caractéristiques sociodémographiques telles que le niveau d’instruction, l’âge, et le lieu de résidence, orientent incontestablement les comportements individuels et les attitudes à l’égard du changement climatique. Les politiques climatiques doivent en tenir compte.
1.3.1. Encadré 1. Estimation des émissions en fonction de l’âge et d’autres caractéristiques individuelles
Les analyses illustrées par la figure 2 reposent d’une part sur des données relatives aux dépenses des ménages issues des enquêtes sur le budget des ménages de l’UE [3], et d’autre part sur des données sur l’utilisation de ressources et sur l’impact environnemental des biens de consommation extraites des tableaux entrées-sorties d’EXIOBASE [4] qui tiennent compte des secteurs d’activité et des relations commerciales entre les pays. Le couplage de ces deux ensembles de données permet de mieux comprendre comment les habitudes de consommation des ménages se traduisent en émissions.
Les émissions des ménages sont calculées à partir des émissions générées par une liste de postes de consommation dans des catégories telles que le transport, l’alimentation, le logement ou la santé. Les enquêtes sur le budget des ménages définissent la personne de référence comme « le membre du ménage qui est âgé d’au moins 16 ans et qui contribue le plus au revenu total du ménage ». Les émissions du ménage sont réparties entre ses différents membres conformément à leur contribution aux dépenses du ménage établie par l’OCDE, qui distinguent les adultes et les enfants.
Plusieurs modèles de régression sont appliqués pour estimer les effets de l’âge, du revenu et du lieu de vie (rural ou urbain) sur les émissions des ménages et sur les émissions individuelles. Les coefficients d’âge sont ensuite normalisés afin de comparer les modèles portant sur des variables expliquées différentes.
Appendix A Références
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[1] United Nations Department of Economic and Social Affairs Population Division, 2022, World population prospects 2022 [online edition].
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[2] International Energy Agency, 2022, World energy outlook 2022, IEA.
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[3] Eurostat, 2015, Household Budget Survey : Second wave, 2015, microdata.
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[4] Tukker A., Bulavskaya T., Giljum S., de Koning A., Lutter S., Simas M., Stadler K., Wood R., 2014, The Global Resource Footprint of Nations: Carbon, water, land and materials embodied in trade and final consumption calculated with EXIOBASE 2.1.
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[5] Eurobarometer, 2021, Special Eurobarometer 513 climate change.
Avertissement : les informations et les points de vue exprimés dans cet article ne reflètent pas nécessairement la position officielle de la Commission européenne ou de l’Union européenne.
Cet article reprend les résultats d’un rapport récemment publié par le Centre commun de recherche (JRC) de la Commission européenne : Deuster C., Kajander N., Muench S., Natale F., Nedee A., Scapolo F., Ueffing P., et Vesnic Alujevic L., 2023, Demography and climate change, EU in the global context, Publications Office of the European Union. https://doi.org/10.2760/26411
La liste des onze problèmes était la suivante : le changement climatique ; la pauvreté, la faim et le manque d’eau potable ; la propagation des maladies infectieuses ; la situation économique ; la détérioration de la nature ; les problèmes de santé dus à la pollution ; la détérioration de la démocratie et de l’État de droit ; l’augmentation de la population mondiale ; le terrorisme international ; les conflits armés ; la prolifération des armes nucléaires.
Ces conclusions proviennent d’une analyse multivariée (voir le rapport mentionné à la note 2).
Cet article explore les interactions entre le changement climatique et la démographie au sein de l’Union européenne. L’Union européenne s’est engagée à atteindre la neutralité climatique en 2050. Au niveau mondial, la croissance de la population se poursuivra en dépit de la baisse de la fécondité, en raison de la croissance démographique passée et de la structure par âge jeune de la population mondiale actuelle (inertie démographique). Cette dynamique signifie que le verdissement de l’économie de l’Europe et des autres grands pays émetteurs constitue le principal levier de réduction des émissions mondiales à l’horizon 2050. Au niveau européen, nos résultats révèlent l’effet déterminant de l’âge : les émissions individuelles sont plus élevées aux âges avancés. Les comportements et les attitudes à l’égard du changement climatique importent également. Dans un contexte de vieillissement de la population européenne, les différences intergénérationnelles de consommation et d’attitude représentent un défi supplémentaire pour les politiques climatiques.
Fabrizio Natale (Commission européenne, Centre commun de recherche - JRC)
Philipp Ueffing (Commission européenne, Centre commun de recherche - JRC)
Christoph Deuster (Commission européenne, Centre commun de recherche - JRC)
Citer l’article
Fabrizio Natale, Philipp Ueffing, Christoph Deuster, Comment la démographie influence-t-elle le changement climatique ? Le cas de l’Europe, 2023, Population et Sociétés, n° 614