
Homo, bi et non binaires : quand les jeunes questionnent l’hétérosexualité
Population et Sociétés
n° 632, avril 2025
https://doi.org/10.3917/popsoc.632.0001
Institut de démographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Institut national d’études démographiques (Ined)
Institut national d’études démographiques (Ined)
Institut national d’études démographiques (Ined)
Les personnes s’identifiant aux minorités sexuelles sont de plus en plus nombreuses, en particulier chez les jeunes. L’enquête Envie, représentative des jeunes adultes de 18-29 ans en France hexagonale, montre la grande diversité des identifications, des désirs et des pratiques sexuelles des jeunes. Si l’hétérosexualité hexagonale reste majoritaire, les jeunes femmes s’identifiant comme bisexuelles, pansexuelles ou ayant déjà été attirées par les deux sexes sont de plus en plus nombreuses. Cette diversité est particulièrement visible chez les jeunes non binaires qui représentent un peu moins de 2 % des 18-29 ans.
jeune, sexe, genre, sexualité, hétérosexualité, homosexualité, bisexualité, non-binaire, trans, attirance
Table of contents
- Appendix A Références
1.
En France, les minorités sexuelles sont aujourd’hui plus visibles et davantage reconnues socialement. Des catégorisations qui concernent la sexualité (pansexualité, asexualité…) ou le genre (trans, non binaire) sont apparues. À partir de la nouvelle enquête Envie (encadré 1), les auteur·rices analysent la place des minorités sexuelles dans la jeunesse ainsi que leurs trajectoires sexuelles et intimes.
Aujourd’hui plus visibles et davantage reconnues socialement, les personnes appartenant aux minorités sexuelles sont de plus en plus nombreuses, en particulier chez les jeunes. Ce sont 19 % des femmes et 8 % des hommes de 18-29 ans qui ne se définissent pas comme hétérosexuel·les [1]. Cette augmentation s’accompagne d’une diversification des identifications : ainsi la pansexualité (l’attirance pour des personnes indépendamment de leur sexe) ou l’asexualité (l’absence d’attirance envers autrui), même si elles peuvent recouvrir des réalités anciennes, sont de nouvelles manières de se définir. Quelle est l’ampleur de cette augmentation ? Que recouvre cette diversité d’identification ? Qu’est-ce qui distingue les jeunes qui s’identifient aux minorités sexuelles des autres ?
1.1. Une moindre identification hétérosexuelle des jeunes femmes
Les homosexualités et les bisexualités peuvent être définies de plusieurs manières. Être attiré·e, avoir ou avoir eu des pratiques avec des personnes de même sexe, s’identifier comme homo ou bisexuel·le sont les critères le plus couramment mobilisés dans les enquêtes statistiques. S’il y a des liens forts entre ces trois manières de définir la sexualité, elles ne se recoupent pas tout à fait (on peut avoir des pratiques avec des personnes de même sexe sans se définir comme homo ou bisexuel∙le par exemple). L’identification est un indicateur intéressant en ce qu’il saisit une certaine importance donnée à la sexualité dans la construction de soi et une manière de se présenter aux autres. Entre 2015 et 2023, la proportion de femmes âgées de 20 à 29 ans qui ne se disent pas hétérosexuelles a été multipliée par 5 et celle des hommes de la même tranche d’âge par 4 (figure 1).
Cette augmentation concerne surtout les jeunes [2], et c’est le pourcentage de personnes qui s’identifient comme bisexuelles ou pansexuelles qui connaît l’essor le plus important. Entre 2015 et 2023, le nombre de personnes âgées de 20 à 29 ans qui s’identifient comme bi ou pansexuelles a été multiplié par un peu plus de 6 : elles sont aujourd’hui près de 4 % chez les hommes, et près de 14 % chez les femmes (figure 1). C’est donc particulièrement chez ces dernières qu’on peut lire en creux un recul de l’identification à l’hétérosexualité. Ce qui différencie bisexualité et pansexualité fait débat, mais on peut les distinguer selon la place du genre dans le choix des partenaires sexuel∙les et romantiques : les personnes bisexuelles ont des attirances pour les personnes des deux sexes, tandis que les pansexuelles désirent des personnes indépendamment de leur sexe. Il apparaît ici une transformation majeure de ces dernières années : les nouvelles identifications ne font pas du féminin et du masculin un aspect nodal de leur vie sexuelle, comme c’est le cas pour la majeure partie des individus.
Cette augmentation des personnes bi et pansexuelles est également visible dans d’autres pays européens, ainsi qu’en Amérique du Nord [3]. Elle est sans doute due pour une part à une plus grande acceptation et à une meilleure saisie dans les enquêtes statistiques de ces populations. Qu’elle concerne surtout la bisexualité et la pansexualité est notable : l’élargissement de l’espace des possibles sexuels amorcé avec la reconnaissance des homosexualités se poursuit aujourd’hui avec l’essor d’identifications non polarisées sur un seul sexe.
Du point de vue des attirances, on observe un niveau élevé des 20-29 ans attirées par des personnes des deux sexes (18 % des hommes et 37,2 % des femmes en 2023), qui contraste avec une relative stabilité de l’attraction exclusive pour le même sexe (1,1 % et 2,4 % respectivement). On assiste ainsi à une évolution profonde qui ne concerne pas uniquement les personnes s’identifiant comme homo, bi ou pan. L’idée que le désir soit orienté vers un sexe et un seul est de moins en moins la norme, en particulier chez les femmes. Les multiples contraintes qui pèsent sur les femmes dans l’hétérosexualité, qui concernent non seulement le risque de subir des violences, mais aussi le partage inégalitaire du travail domestique [4] et les inégalités de genre dans la vie intime [5], expliquent pour une part cet élargissement. Celui-ci est également indissociable du fait que les femmes acceptent davantage les relations avec les personnes de même sexe que les hommes. L’augmentation des identifications et des attirances non hétérosexuelles n’est pas seulement l’effet de désirs plus affirmés mais d’un changement de sensibilité et de perception vis-à-vis des rapports entre hommes et femmes largement porté par ces dernières.
1.2. Des minorités sexuelles plus jeunes, aux modes de vie distincts
Au-delà de l’identification, qu’est-ce qui distingue les minorités sexuelles des jeunes hétérosexuel·les ? Les différences d’âge sont très peu marquées chez les hommes mais beaucoup plus chez les femmes (figure 2). C’est parmi les femmes les plus jeunes que l’identification hétérosexuel·le est la moins fréquente (78 % des 18-21 ans contre 87 % des 26-29 ans se disent hétérosexuelles). On peut y voir un effet générationnel : ces femmes appartiennent aux cohortes ayant vécu leur adolescence pendant la montée du mouvement #MeToo en France (dès 2018) qui, au-delà de la dénonciation des violences sexuelles, a aussi questionné la norme hétérosexuelle. On peut aussi y voir un effet « d’âge » : on ne sait pas encore si ces identifications aux âges jeunes changeront avec l’avancée en âge.
La spécificité des expériences intimes des minorités sexuelles apparaît aussi dans leurs arrangements sexuels et affectifs (figure 3). Elle est liée à leur plus jeune âge mais elle reflète également des différences entre des modes de vie. Si, indépendamment de leur identification sexuelle, la plupart des jeunes ont connu des « relations de couple », le fait d’avoir eu des « histoires d’un soir » est un peu plus caractéristique des expériences des minorités sexuelles. Chez les femmes, c’est particulièrement le cas des bi et pan. Chez les hommes, ce sont les gays et pan qui ont plus fréquemment des histoires d’un soir. Ces relations non conjugales ne sont toutefois pas l’exclusivité des minorités sexuelles, mais caractéristiques d’une « jeunesse sexuelle » faite d’expériences multiples qui touchent une part importante des jeunes [1].
1.3. Des bisexualités et pansexualités plutôt tournées vers l’autre sexe
Si l’écart à la norme hétérosexuelle est commun aux minorités sexuelles, des différences existent en leur sein, notamment en ce qui concerne leurs partenaires sexuel·les. Chez les femmes et les hommes homosexuel·les (figure 4), on peut distinguer celles et ceux qui n’ont eu que des partenaires de même sexe (36 % des lesbiennes, 45 % des gays), de celles et ceux qui ont eu des partenaires des deux sexes (44 % des lesbiennes, 39 % des gays). Le pourcentage élevé de parcours centrés uniquement sur les partenaires de même sexe est inédit. Dans des contextes de moindre visibilité des homosexualités, notamment féminine, il était rare de n’avoir eu que des partenaires de même sexe. Ce recul des expériences hétérosexuelles dans les parcours gays et lesbiens apparaît également dans le sexe des partenaires avec qui ils et elles ont eu leurs premières pratiques sexuelles (figure 3).
Les femmes pansexuelles se distinguent des bisexuelles par le fait d’avoir eu moins souvent des partenaires des deux sexes (44 % vs 57 %) et plus souvent des partenaires de l’autre sexe exclusivement (45 % vs 24 %). Rares sont celles qui disent avoir eu uniquement des partenaires féminins. De même, les femmes bi et pansexuelles ont très majoritairement eu leurs premières pratiques avec un homme.
Entre les hommes bi et pansexuels, les expériences apparaissent à la fois moins contrastées et de nature différente de celles qui caractérisent les parcours des femmes : les hommes pansexuels déclarent plus souvent que les bisexuels avoir eu uniquement des pratiques avec des hommes (17 % vs 3 %). Comme chez les femmes bi et pansexuelles, les hommes de ces deux groupes ont pour la plupart eu leurs premières pratiques avec un·e partenaire de l’autre sexe, un pourcentage important d’hommes pansexuels (un groupe très peu nombreux) déclarant toutefois avoir eu un partenaire de même sexe.
1.4. La sexualité des personnes non binaires
Les identifications sexuelles minoritaires sont plus fréquentes dans certaines fractions de la jeunesse. C’est en particulier le cas chez les personnes non binaires, qui ne s’identifient ni comme homme, ni comme femme et représentent 1,7 % des jeunes de 18-29 ans en France. Ce groupe se distingue des personnes cisgenres, dont l’identification de genre correspond au sexe de naissance, et des femmes et des hommes trans, dont l’identification de genre est distincte de leur sexe de naissance 1. Bien qu’encore peu nombreuses, les données statistiques [6] montrent que les personnes non binaires sont particulièrement jeunes : 51 % des personnes non binaires âgées de 18 à 29 ans ont moins de 21 ans.
Le recoupement entre identification non binaire et sexualité minoritaire est net (tableau). Si l’hétérosexualité est mise à distance (14,7 % des personnes non binaires s’identifient comme telles), elles ne se reconnaissent pas pour autant dans l’homosexualité (12,6 %). Ce sont la bisexualité (21,5 %) et surtout la pansexualité (38,5 %) qui dominent dans cette population. Cela témoigne d’un refus du binarisme sexuel, mais aussi du genre comme grille de lecture déterminante des choix des partenaires. Une même attirance pour les deux sexes est déclarée par la moitié des personnes non binaires (49,5 %) et elle se traduit dans les pratiques : plus d’une personne non binaire sur trois a eu des partenaires des deux sexes.
Les personnes non binaires sont également nombreuses à se définir comme asexuelles (voir encadré 2), pour 12,7 % d’entre elles. De plus, 15,6 % déclarent ne pas avoir d’attirance sexuelle, et 30 % n’ont jamais eu de pratiques sexuelles. Si cela s’explique pour partie par leur jeunesse, les attirances et les identifications traduisent aussi une mise à distance de la place centrale donnée à la sexualité dans les relations.
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Les évolutions du genre et de la sexualité dans la jeunesse sont multiples, et la jeunesse n’est pas homogène. Si la norme hétérosexuelle est majoritaire chez les jeunes, une fraction non négligeable la remet en question dans les manières de s’identifier, les désirs et les pratiques. Ce questionnement porte sur la sexualité mais aussi sur le genre, comme catégorie binaire ou grille de lecture dominante des choix sexuels et conjugaux. Il ne s’agit pas seulement d’un élargissement de l’espace des possibles sexuels à d’autres formes relationnelles et à d’autres partenaires, mais d’une remise en cause de son fonctionnement hétéronormatif.
1.4.1. Encadré 1. L’enquête Envie
L’Enquête sur la vie affective des jeunes adultes (Envie, Ined, 2023) est une enquête par questionnaire réalisée par téléphone en 2023 auprès d’un échantillon représentatif de 10 021 individus âgés de 18 à 29 ans et vivant en France hexagonale*. L’échantillon a été constitué par génération aléatoire de numéros de téléphone portable. L’enquête permet de saisir les attirances, pratiques et identifications sexuelles, sans limiter celle-ci à l’homosexualité et à la bisexualité. En ce qui concerne les identifications de genre, le questionnaire recueille le sexe à l’état civil (masculin ou féminin) et la manière de s’identifier des répondant⋅es (« comme un homme », « comme une femme », « d’une autre manière »). Lorsque cette dernière modalité était choisie, plusieurs possibilités étaient prévues, et les enquêteur⋅rices pouvaient saisir en clair celles qui ne figuraient pas dans la liste. Les formulations ont notamment été discutées avec les membres de deux associations trans, Acceptess-T et le FLIRT.
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* L’enquête Envie a bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du Programme d’investissements d’avenir (PIA) France 2030 (ANR-21-ESRE-0037) et d’un financement du progamme ANR Jeunes chercheuses et jeunes chercheurs (ANR-20-CE41-0007-01). Elle a également été financée par l’Ined, l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), Santé publique France, la Caisse nationale des allocations familiales et la Direction générale de la cohésion sociale – Service des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et des hommes (DGCS-SDFE), et a reçu un avis d’opportunité du Centre national de l’information statistique (Cnis, no 160/H030) et un avis favorable de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil, no 2226211). https://envie.site.ined.fr/
1.4.1. Encadré 2. Les jeunes asexuels
Parmi les identifications qui sont apparues ces dernières années figure l’asexualité, c’est-à-dire le fait de ne pas ressentir de désir sexuel envers autrui. Dans l’enquête Envie, un peu plus de 1 % des femmes et un peu moins de 1 % des hommes se désignent comme tel·les. Une autre manière d’approcher l’asexualité consiste à partir des attirances déclarées : 3,5 % des femmes, 1,5 % des hommes et 15,6 % des personnes non binaires déclarent ne pas avoir d’attirances (tableau).
Appendix A Références
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[1] Bergström M. (dir.). 2025. La sexualité qui vient : Jeunesse et relations intimes après #MeToo, La Découverte.
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[2] ANRS – MIE, 2024, Premiers résultats de l’enquête CSF-2023.
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[3] Monto M. A., Neuweiler S. 2023. The Rise of Bisexuality: U.S. Representative Data Show an Increase Over Time in Bisexual Identity and Persons Reporting Sex with Both Women and Men, The Journal of Sex Research, 61(6), 974-987. https://doi.org/10.1080/00224499.2023.2225176
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[4] Champagne C., Pailhé A., Solaz A. 2015. Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? Économie et statistique, 478-480, 209-242. https://doi.org/10.3406/estat.2015.10563
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[5] Hamel C., Debauche A., Brown E., Lebugle A., Lejbowicz T., Mazuy M., Charruault A., Cromer S., Dupuis J. 2016. Viols et agressions sexuelles en France : premiers résultats de l’enquête Virage. Population et sociétés, 538. https://doi.org/10.3917/popsoc.538.0001
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[6] Herman J. L., Flores A. R., O’Neill K. K. 2022. How Many Adults and Youth Identify as Transgender in the United States? (rapport), The Williams Institute, UCLA School of Law.
Les personnes trans sont très peu nombreuses dans l’enquête Envie (0,5 %), ce qui limite les analyses statistiques. Elles sont incluses dans le groupe des femmes ou des hommes en fonction de leur genre actuel, sauf quand les analyses portent sur les personnes cisgenres.
Les personnes s’identifiant aux minorités sexuelles sont de plus en plus nombreuses, en particulier chez les jeunes. L’enquête Envie, représentative des jeunes adultes de 18-29 ans en France hexagonale, montre la grande diversité des identifications, des désirs et des pratiques sexuelles des jeunes. Si l’hétérosexualité hexagonale reste majoritaire, les jeunes femmes s’identifiant comme bisexuelles, pansexuelles ou ayant déjà été attirées par les deux sexes sont de plus en plus nombreuses. Cette diversité est particulièrement visible chez les jeunes non binaires qui représentent un peu moins de 2 % des 18-29 ans.
Tania Lejbowicz - Institut de démographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Institut national d’études démographiques (Ined)
Wilfried Rault - Institut national d’études démographiques (Ined)
Mathieu Trachman - Institut national d’études démographiques (Ined)
l’équipe Envie (Y. Amsellem-Mainguy, M. Bergström, M. Bouchet-Valat, M. Bozon, R. Breda-Popa, G. Charrance, P. Cochet, T. Fantoni-Decayeux, C. Hemmer, M. Lapine, G. Larrieu, M. Lenouvel, N. Lévêque, R. Lévy-Guillain, F. Maillochon, A. Muller, P. Mullner, I. Parizot, R. Philit, D. Rahib, A. Régnier-Loilier, Y. Tuffy et D. Trawale)
Citer l’article
Tania Lejbowicz, Wilfried Rault, Mathieu Trachman, Équipe Envie (2025). Homo, bi et non binaires : quand les jeunes questionnent l’hétérosexualité, Population & Sociétés, n° 632. https://doi.org/10.3917/popsoc.632.0001