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Tensions entre vie privée et vie professionnelle : qui sont les plus exposés ?

Population et Sociétés

637, octobre 2025

https://doi.org/10.3917/popsoc.637.0001

Tensions entre vie privée et vie professionnelle : qui sont les plus exposés ?
Roméo Fontaine

Institut national d’études démographiques
Ariane Pailhé

Institut national d’études démographiques
Delphine Remillon

Institut national d’études démographiques

À partir d’indicateurs variés, l’enquête Familles et employeurs (FamEmp) montre que le travail est source de fatigue et de tensions qui pèsent sur la vie privée pour une forte proportion des individus en emploi. Toutefois, il est également un facteur d’enrichissement de leur vie personnelle. Les difficultés d’articulation des sphères privée et professionnelle varient selon les configurations familiales : les parents d’enfants de moins de 6 ans et les personnes aidant un proche en situation de handicap ou en perte d’autonomie sont les plus à risques de tensions. Ces difficultés varient encore davantage selon les conditions de travail. Les tensions entre les sphères privée et professionnelle vont de pair avec un mauvais état de santé, accroissent le souhait de changer d’emploi mais n’affectent pas les intentions de fécondité.

articulation famille-travail, conditions de travail, structure familiale, bien-être

Table of contents

      1.

      Il est courant en France de travailler tout en s’occupant de ses enfants ou de ses parents âgés, mais cela peut être source de tensions. Comment les hommes et les femmes ressentent-ils et elles l’articulation de la vie professionnelle avec la vie privée, compte tenu de la situation familiale ou du type d’emploi occupé ? L’auteur et les autrices dressent un bilan de ce vécu et examinent ses liens avec la santé et la fécondité à partir des nouvelles données de l’enquête Familles et employeurs (FamEmp, 2024).1

      Les transformations du travail et de la famille changent les conditions de l’articulation de la vie professionnelle avec la vie privée et soulèvent de nouveaux enjeux [1]. Par exemple, le développement récent du télétravail allège certaines contraintes professionnelles mais peut brouiller les frontières entre sphères privée et professionnelle ; le vieillissement démographique et l’allongement de la vie active contribuent à accroître les responsabilités de certains actifs qui doivent s’occuper à la fois de leurs enfants et de leurs parents âgés. Les données de la première vague de l’enquête longitudinale Familles et employeurs (FamEmp) menée par l’Ined en 20242 (encadré) permettent de décrire différentes dimensions de l’articulation des temps sociaux tout au long de la vie active.

      1.1. Le travail, source de tensions et de satisfactions

      L’articulation des vies privée et professionnelle concerne la majorité des 20-65 ans, puisque 74 % des hommes et 68 % des femmes sont en emploi. Une partie ne travaille pas ou plus en raison de responsabilités familiales [2]. Ainsi, 0,4 % des hommes et 6 % des femmes se déclarent « au foyer » ou en congé ­parental à temps plein, une situation un peu plus fréquente pour les mères d’enfant(s) de moins de 3 ans (9 %), mais relativement rare en comparaison d’autres pays européens.

      Pour les personnes qui sont en emploi, l’engagement dans des rôles multiples peut générer des difficultés [3]. Le stress ou la fatigue liés au travail peuvent ainsi déborder sur la vie privée (figure 1) : 78 % des hommes âgés de 20 à 65 ans en emploi et 85 % des femmes déclarent que la fatigue liée au travail affecte parfois, souvent ou toujours leur vie personnelle. Une proportion moindre de personnes (52 % des hommes et 54 % des femmes) estime que le temps passé au travail les empêche de consacrer autant de temps qu’elles ne le voudraient à leur conjoint ou enfant(s).

      À l’inverse, les exigences de la vie privée peuvent perturber l’activité professionnelle. Ces situations sont néanmoins plus rares : 27 % des hommes et 38 % des femmes déclarent avoir parfois, souvent ou toujours des difficultés à se concentrer sur leur travail à cause de la fatigue engendrée par leurs responsabilités familiales. Respectivement 20 % et 22 % pensent que leurs responsabilités familiales les empêchent de passer autant de temps qu’ils ou elles ne le devraient au travail. Les femmes déclarent plus de tensions liées à la fatigue que les hommes, mais pas plus de difficultés liées au manque de temps, ce qui pourrait s’expliquer en partie par le fait qu’elles travaillent davantage à temps partiel (23 % contre 5 % des hommes de 20-65 ans en emploi), situation qui protège de certaines tensions, comme on le verra.

      Articuler vie familiale et vie professionnelle n’est pas seulement une source de tensions. L’une et l’autre peuvent s’enrichir mutuellement. Ainsi, pour la grande majorité des femmes et des hommes (respectivement 80 % et 78 %), les joies procurées par la vie privée les aident à mieux travailler. Inversement, 66 % des femmes et 58 % des hommes estiment que leur travail les aide à s’épanouir et ainsi à « être bien en famille ». Au total, les femmes expriment un peu plus de difficultés à articuler vie privée et professionnelle que les hommes, mais leur emploi est davantage source d’épanouissement pour leur vie familiale.

      1.2. Avoir de jeunes enfants ou aider un proche rend plus difficile l’articulation des deux sphères

      Il est possible de résumer la manière dont est vécue l’articulation de la vie privée avec la vie professionnelle grâce à un indice synthétique qui mesure l’intensité des tensions perçues (encadré et annexe3). Si les femmes, les individus de 30-49 ans et les plus diplômés sont légèrement surreprésentés parmi les 20 % de personnes connaissant les plus fortes tensions d’articulation, ces difficultés s’expliquent principalement par les configurations familiales et les caractéristiques de l’emploi occupé.

      Ainsi, la présence d’enfants dans le ménage complique l’articulation des sphères familiale et privée (figure 2). Toutes choses égales par ailleurs, les personnes sans enfant – célibataires ou en couple – sont bien moins susceptibles de déclarer de fortes tensions entre vies privée et professionnelle que les parents. Les mères seules qui travaillent ressentent davantage de difficultés que celles en couple. Les contraintes familiales sont accrues avec des enfants en bas âge, qui demandent beaucoup d’attention et d’énergie.

      L’enquête permet également de mesurer les difficultés à articuler activité professionnelle et responsabilités familiales pour les personnes aidant un proche en situation de handicap ou de perte d’autonomie. Ainsi, 15 % des 20-65 ans déclarent aider un proche au moins une fois par semaine dans la réalisation des activités de la vie quotidienne en plus de leur activité professionnelle. Elles expriment plus fréquemment de fortes difficultés à combiner ces activités (probabilité de 26 % contre 21 % pour les non-aidants) ; cela concerne les femmes plus que les hommes (respectivement 29 % et 24 %).

      1.3. Le rôle déterminant des conditions de travail

      L’appréciation subjective de l’articulation de la vie professionnelle avec la vie personnelle est encore davantage liée aux conditions d’emploi (figures 3 et 4 et annexe en ligne). Les professions d’indépendants, notamment pour les hommes, les agriculteurs et, dans une moindre mesure, les artisans, commerçants et chefs d’entreprises, sont les plus exposées à de très fortes tensions. Parmi les salariés les plus qualifiés (cadres et professions intermédiaires), les femmes sont plus exposées à des tensions.

      Ces écarts selon le sexe sont principalement liés à des différences de conditions de travail entre femmes et hommes appartenant à des catégories socioprofessionnelles comparables. Ainsi, les horaires de travail sont un facteur déterminant de la perception de l’articulation de la vie privée avec la vie professionnelle. En effet, à caractéristiques sociodémographiques, familiales et autres conditions de travail données, les horaires de travail extensifs (40-44 heures ou plus de 45 heures de travail hebdomadaires) ou atypiques (travail le week-end, de nuit, tôt le matin ou en soirée) rendent plus difficiles l’articulation de la vie privée avec la vie professionnelle. De même, les tensions entre les sphères professionnelle et privée sont prononcées quand la charge de travail est importante, quand les personnes doivent travailler sur leur temps de loisirs ou ont de longs temps de trajet domicile-travail, d’une heure ou plus (voir annexe en ligne). En revanche, l’autonomie dans la détermination des horaires et dans l’organisation du travail contribue à un meilleur équilibre entre activité ­professionnelle et vie privée. Cette autonomie offre sans doute des marges de manœuvre en cas d’imprévu familial ou personnel. De même, l’exercice du travail depuis son domicile un ou deux jours par semaine contribue à une meilleure articulation des temps de vie. Mais quand il est plus fréquent, le travail à domicile tend plutôt à accroître les difficultés ressenties.

      1.4. Les difficultés d’articulation sont associées à un mauvais état de santé

      Les difficultés d’articulation de la vie professionnelle avec la vie privée sont associées à un moins bon état de santé [4]. À caractéristiques sociodémographiques, familiales et professionnelles données, les personnes qui ressentent de très fortes tensions ont ainsi une probabilité environ 3 fois plus élevée de déclarer un mauvais ou très mauvais état de santé général que celles qui n’en ressentent pas (50 % contre 17 %, figure 5). Elles sont aussi plus à risque de connaître des troubles du sommeil et de présenter un risque de dépression. Deux liens de causalité peuvent expliquer cette association : si les tensions entre vie professionnelle et vie familiale peuvent altérer l’état de santé, un mauvais état de santé peut réciproquement rendre plus difficile l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

      1.5. En cas de tensions, un souhait de mobilité professionnelle, mais pas de remise en cause des intentions de fécondité

      Pour sortir de ces situations de tension, les personnes qui font état d’une mauvaise articulation de la vie familiale avec la vie professionnelle envisagent, plus que les autres, de changer de travail (de poste, d’entreprise ou de métier) dans les 3 ans (figure 5). En revanche, à caractéristiques sociodémo­graphiques, familiales et professionnelles données, il ne semble pas y avoir de lien entre le niveau de tension et les intentions de fécondité dans les 3 ans chez les moins de 50 ans, et ce, aussi bien pour les femmes que les hommes et quel que soit le nombre d’enfants. Les ajustements liés à une mauvaise articulation de la vie professionnelle avec la vie familiale semblent donc plutôt porter sur une recherche de meilleures conditions d’emploi que sur un renoncement à agrandir sa famille, du moins en ce qui concerne les intentions à court terme. La deuxième vague de l’enquête, prévue pour 2027, permettra de confronter ces intentions aux réalisations et de voir ce qu’il est advenu des personnes déclarant un fort niveau de tension entre les deux sphères, en termes d’arrêt d’activité, de changement d’emploi ou de conditions de travail.

      1.5.1. Encadré. L’enquête FamEmp

      La nouvelle édition de l’enquête longitudinale Familles et employeurs (FamEmp) menée par l’Ined en 2024 analyse les interrelations entre la vie familiale et la vie professionnelle, du point de vue des individus et de leurs employeurs. Ont participé à l’enquête 41 233 femmes et hommes âgés de 20 à 65 ans et résidant en France hexagonale, ainsi que plus de 9 000 établissements employeurs de 10 salariés et plus (famemp.site.ined.fr).

      Dix questions portent sur le vécu de l’articulation de la vie privée et la vie professionnelle :

      • Vous arrive-t-il de trouver que votre travail vous empêche de consacrer le temps que vous voudriez à votre conjoint ou à vos enfants ?

      • Vous arrive-t-il de penser que vos responsabilités familiales vous empêchent de passer autant de temps que vous le devriez au travail ?

      • Vous arrive-t-il d’être trop fatigué(e) après votre travail pour prendre plaisir à ce que vous aimez faire à la maison ?

      • Vous arrive-t-il d’avoir des difficultés à vous concentrer sur votre travail à cause de vos responsabilités familiales ?

      • Vos proches se plaignent-ils que votre travail vous rend trop peu disponible pour eux ?

      • Vous arrive-t-il de continuer à penser à votre travail en dehors de vos horaires de travail ?

      Les modalités de réponse proposées étaient : toujours ; souvent ; parfois ; jamais.

      Les personnes devaient également indiquer si elles étaient pas du tout d’accord, pas d’accord, ni d’accord ni pas d’accord, d’accord, tout à fait d’accord avec les trois affirmations suivantes :

      • Votre travail vous aide à vous épanouir et cela vous permet d’être bien en famille ;

      • Votre vie familiale vous met de bonne humeur et ceci vous aide à mieux travailler ;

      • Il y a souvent conflit entre votre travail et votre vie familiale ou privée.

      Enfin, les personnes enquêtées devaient répondre à la question suivante : Sur une échelle de 0 à 10, êtes-vous satisfait de votre emploi principal actuel en termes de conciliation vie personnelle/vie professionnelle ?

      Sur l’ensemble des personnes interrogées, 23 991 individus occupant un emploi ont répondu à toutes les questions.

      À partir de ces dix questions, nous avons calculé un indice synthétique de ressenti de l’articulation de la vie privée et du travail issu de la coordonnée sur le premier axe d’une analyse en composante multiple (ACM), divisé en cinq groupes de taille égale selon l’intensité des tensions. Nous modélisons ensuite la probabilité d’appartenir au groupe des 20 % de travailleurs connaissant les niveaux de difficulté les plus forts, grâce à une régression probit. Les figures 2 et 4 présentent les probabilités prédites moyennes, à caractéristiques sociodémographiques, familiales et professionnelles données. Nous utilisons une méthode identique (probit) pour estimer l’association entre les difficultés d’articulation et différents indicateurs d’état de santé, les intentions de mobilité professionnelle et les intentions de fécondité (figure 5). La formulation des questions, la liste des variables sociodémographiques, familiales et professionnelles mobilisées dans les modèles, ainsi que les résultats complets des modèles pour l’ensemble des personnes en emploi et séparément par sexe sont disponibles dans l’annexe en ligne. Les conjoints et enfants (ou beaux-enfants) sont comptés dans les configurations familiales s’ils vivent au moins la moitié du temps dans le ménage. Les effets commentés sont statistiquement significatifs au seuil de 5 %.

      Appendix A Références

      1. [1] Fontaine R., Pailhé A., Remillon D. 2023. L’enquête longitudinale Familles et employeurs (FamEmp) : mesurer les nouveaux enjeux relatifs à l’articulation vie familiale-vie professionnelle et au rôle des entreprises. Revue des politiques sociales et familiales, 149(4), 139-147. https://doi.org/10.3917/rpsf.149.0139
      2. [2] Esteban L. 2024 (mars). L’articulation entre vies familiale et professionnelle repose toujours fortement sur les mères. Études et résultats, 1298. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2024-03/ER1298MAJ070324.pdf
      3. [3] Voydanoff P. 2005. Toward a conceptualization of perceived work-family fit and balance: A demands and resources approach. Journal of marriage and family, 67(4), 822-836. https://doi.org/10.1111/j.1741-3737.2005.00178.x
      4. [4] Bèque M. 2019 (septembre). Conciliation difficile entre vie familiale et vie professionnelle. Quels sont les salariés les plus concernés ? Dares Analyses, 045. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/pdf/dares_analyses_conciliation_vie_familiale_vie_professionnelle.pdf
      Notes
      1.

       Données des figures et tableaux disponibles au format Excel dans l’onglet « Documents associés » sur la page du bulletin sur www.ined.fr.

      2.

       L’enquête FamEmp (https://famemp.site.ined.fr/) a bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du Programme d’investissements d’avenir (PIA) France 2030 (ANR-21-ESRE-0037) et du programme « blanc » (ANR-24-CE41-7235-01), ainsi que du programme Émergence(s) de la mairie de Paris. Elle a également été financée par l’Ined, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), la direction de l’Animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), la direction de la Recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), et France Stratégie.

      3.

       Cet article se réfère à une annexe en ligne disponible sur : https://doi.org/10.34847/nkl.1dfdhv97

      Roméo Fontaine, Ariane Pailhé and Delphine Remillon. Date: 2025-10-06T12:31:00

      À partir d’indicateurs variés, l’enquête Familles et employeurs (FamEmp) montre que le travail est source de fatigue et de tensions qui pèsent sur la vie privée pour une forte proportion des individus en emploi. Toutefois, il est également un facteur d’enrichissement de leur vie personnelle. Les difficultés d’articulation des sphères privée et professionnelle varient selon les configurations familiales : les parents d’enfants de moins de 6 ans et les personnes aidant un proche en situation de handicap ou en perte d’autonomie sont les plus à risques de tensions. Ces difficultés varient encore davantage selon les conditions de travail. Les tensions entre les sphères privée et professionnelle vont de pair avec un mauvais état de santé, accroissent le souhait de changer d’emploi mais n’affectent pas les intentions de fécondité.

      Roméo Fontaine - Institut national d’études démographiques

      Ariane Pailhé - Institut national d’études démographiques

      Delphine Remillon - Institut national d’études démographiques

      Citer l’article

      Roméo Fontaine, Ariane Pailhé, Delphine Remillon. (2025). Tensions entre vie privée et vie professionnelle : qui sont les plus exposés ? Population & Sociétés, n° 637. https://doi.org/10.3917/popsoc.637.0001

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