Comment la démographie inspire les auteurs de fiction ?

La démographie inspire les auteurs de fiction qui imaginent un futur dystopique. L’ouvrage La démographie de l’extrême : quand la fiction anticipe l’avenir de la société  revient sur les œuvres littéraires ayant abordé très tôt les problématiques actuelles (surpopulation, migration environnementale, vieillissement…).

Jacques Véron, chercheur émérite à l’Ined, travaille sur la problématique population, environnement et développement. Il s’intéresse aussi à l’histoire de la démographie et des populations.

Jean-Marc Rohrbasser, chercheur retraité de l’Ined, est spécialiste en histoire de la statistique et de la démographie.

Comment résumer le propos de votre ouvrage ?

Notre intention dans ce livre est de confronter des évolutions démographiques mises en scène dans des œuvres de fiction, celles relevant de la « Demografiction » pour reprendre l’expression d’Anton Kuijsten, à des réalités d’aujourd’hui ou peut-être de demain.

Dans les œuvres à considérer, qui s’avèrent beaucoup plus nombreuses que nous aurions pu le penser au départ, les tendances sont souvent poussées à l’extrême. Il peut s’agir aussi bien de l’explosion démographique, avec Tous à Zanzibar de John Brunner, que de l’urbanisation galopante dans Les monades urbaines de Robert Silverberg ou d’une épidémie dévastatrice avec Le dernier homme de Margaret Atwood. Dans un autre registre, celui de la fiction et non de la science-fiction, le roman Les raisins de la colère de John Steinbeck montre à quel point des migrations climatiques peuvent s’avérer douloureuses pour des populations en quête d’une nouvelle vie. 

Que reflète dans la fiction cette reprise de questions démographiques poussées à l’extrême ?

A titre d’exemple, le roman Soleil vert, qui a au demeurant donné lieu à un film culte, décrit une situation extrême inspirée de l’accélération de la croissance démographique mondiale. Appliquée à la ville de New York, cette croissance de la population et l’urbanisation qui s’ensuit condamnent les New-Yorkais à vivre dans un environnement totalement délabré et à subir une grave pénurie alimentaire. Quel écho donner à ce roman ? On se souvient de l’anxiété qu’avaient fait naître les alertes du Club de Rome en 1968 et le rapport Meadows de 1972 qui insistait sur les dangers de croissances démographique et économique sans limite. Pour autant, la catastrophe mise en scène dans Soleil vert ne s’est pas produite, même si un taux de croissance élevé a pu constituer un défi pour de nombreuses sociétés.

Dans un tout autre domaine, la nouvelle L’examen de Richard Matheson, parue en 1954, donc bien avant que le vieillissement démographique ne devienne une préoccupation majeure des sociétés modernes, imaginait qu’à partir d’un certain âge les aptitudes individuelles devaient être systématiquement testées. En cas d’échec à un examen particulièrement humiliant, la sanction féroce n’est autre que l’euthanasie. Une perspective pour le moins effrayante sur la gestion de la fin de vie, profondément inacceptable aujourd’hui.    

Demain, des sociétés sans enfant, un monde d’épidémies réémergentes, une planète surpeuplée ou traversée de migrations climatiques : laquelle de ces dystopies a été imaginée de la façon la plus saisissante, par quel auteur et comment ?

La dystopie la plus aboutie reste sans nul doute Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, qui date rappelons-le de 1932. Mais celle qui nous a le plus frappé, par son caractère terrifiant, concerne aussi le vieillissement. C’est Eternity Express de Jean-Michel Truong, roman paru en 2003. L’auteur y établit un parallèle entre la shoah et l’élimination programmée des personnes âgées, élimination légitimée par de savants calculs financiers. Dans le cadre de la « loi de délocalisation du troisième âge », des accords ont été signés entre l’Union (entendre l’Union européenne) et la Chine pour que cette dernière accueille les baby-boomers. Une agence de voyage est chargée de leur faire miroiter des « villages de retraite » paradisiaques. Voyageant à bord d’un TGV reliant Paris à Moscou, puis du transsibérien et enfin du transmongolien, des retraités aisés sont accueillis à leur arrivée en Chine par de la musique et du champagne. Ils n’en seront pas moins rapidement exterminés.

Toutefois, d’autres dystopies beaucoup moins dramatiques comme 2024 de Jean Dutourd, clin d’œil au roman 1984 de George Orwell, font réfléchir, non sans humour, à d’autres questions de population telles que la perspective d’un monde sans enfant.  

Source : Jacques Véron, Jean-Marc Rohrbasser, La démographie de l’extrême. Quand la fiction anticipe l’avenir des sociétés,éditions La Découverte