Carole Brugeilles

nous explique pourquoi analyser les représentations sexuées dans les manuels scolaires

© Ined - Colette Confortès

Accueillie en délégation à l’Ined, grâce à des financements du Laboratoire d’excellence iPOPs et de l’Ined, Carole Brugeilles est professeure à l’Université Paris Ouest Nanterre. Elle travaille sur la fécondité, la santé de la reproduction, les rapports sociaux de sexe et la socialisation.

(Entretien réalisé en octobre 2013).

Pourquoi s’intéresser aux manuels scolaires dans une perspective de genre en démographie ?

Les manuels scolaires sont l’objet de très nombreuses controverses, souvent passionnées. Et pour cause, le choix des connaissances qu’ils rassemblent, la formulation de ces connaissances n’ont rien d’anodin. Au-delà des connaissances « encyclopédiques » qu’ils rassemblent, les manuels sont porteurs d’une compréhension du monde, de modèles de comportements sociaux, de normes et de valeurs. Les manuels scolaires sont ainsi des outils privilégiés en matière d’éducation et de socialisation. Leurs potentialités dans la promotion de l’égalité entre les sexes sont largement reconnues. La quasi-totalité des pays, dont la France, a d’ailleurs ratifié la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes qui recommande de supprimer « toute conception stéréotypée des rôles de l’homme et de la femme » dans les manuels. Cependant, quelle que soit la volonté politique, une grande partie de ce qui est exprimé sur l’égalité entre les sexes et les rôles sexués dans les manuels scolaires échappe à une formulation explicite. L’éducation et le genre étant des variables incontournables de l’explication des comportements sociaux et démographiques, il est important de l’analyser.

Comment analyser les manuels scolaires sous cet angle ?

La méthode utilisée a été imaginée en collaboration avec Isabelle Cromer et Sylvie Cromer. Elle est fondée sur les concepts de représentation sociale et de genre. Elle propose d’analyser les représentations sociales du féminin et du masculin, et non de se focaliser sur le sexisme ou les stéréotypes sexistes. Inspirée de la démographie, elle est basée sur un recensement des personnages peuplant les manuels scolaires. Pour chacun des personnages, différentes caractéristiques sont relevées : leurs fonctions familiales, professionnelles, les actions qu’ils font, les objets qu’ils possèdent, leur caractère, les relations qu’ils entretiennent... Il est alors possible d’analyser la population fictive des personnages des manuels scolaires. A l’Ined, une analyse des manuels de mathématiques destinés à l’enseignement primaire en France est en cours, une autre concerne des manuels béninois.

Quelles représentations sociales sont véhiculées par les manuels de mathématiques ?

Afin de rendre plus concrets et attractifs les apprentissages, les cours et les exercices mettent en scène des personnages : des enfants comparent leur nombre de billes, un adulte fait des achats ou s’interroge sur sa consommation d’essence etc. Les représentations sociales du masculin et du féminin s’incarnent dans ces personnages et c’est à travers eux que les manuels donnent à voir ce qu’est être une femme, un homme, un garçon, une fille.
Ces représentations sociales sont élaborées de façon complexe par la combinaison de plusieurs éléments. Par exemple, dans 4 collections de manuels de mathématiques utilisés à l’école primaire en France, le recensement de la population des personnages fait apparaître de forts déséquilibres numériques. On observe deux constantes : une forte présence des personnages de petits garçons et à l’inverse une grande rareté de femmes. Il y a un véritable déni de la présence des femmes dans ces manuels. Viennent s’ajouter des variations dans leurs caractéristiques et un traitement très différent des enfants et des adultes. Les enfants, garçons et filles, présentent de nombreuses similitudes, liées en partie à leur statut d’écolier et d’écolière qui les « neutralisent ».
Cependant, des différences contribuent parfois à marquer des différences, qui sont rarement favorables aux filles.
Chez les adultes, les différences de sexes sont beaucoup plus marquées. L’image des femmes dans les manuels est loin de refléter la réalité de leur « double journée », alors qu’à l’inverse celle des hommes fait écho à l’image fortement médiatisée des « nouveaux hommes », très investis dans la vie professionnelle tout en étant présents dans différentes sphères extra-professionnelles (famille, loisirs). Ainsi, ces manuels ne sont ni des reflets de la réalité ni des productions assurant réellement la promotion de l’égalité entre les sexes. Ces observations ne sont pas spécifiques aux manuels de mathématiques utilisés en France. Elles se confirment dans différents corpus de manuels, dans des disciplines et des pays très divers, mais aussi dans d’autres genre d’écrits destinés à la jeunesse : albums illustrés, roman, presse jeunesse.