Anne Lambert

nous parle des conditions de travail des personnels navigants des compagnies aériennes.

Anne Lambert, sociologue, est chercheure dans l’unité "Mobilité, logement et entourage". Elle a publié en 2016 Turbulences, une bande dessinée tirée de son enquête de terrain.

(entretien réalisé en août 2016)

Qui sont les personnels navigants ? Forment-ils un ensemble homogène ?

On distingue les PNT (personnels navigants techniques), ou pilotes, qui sont les responsables juridiques du vol et sont composés en très grande majorité d’hommes et les PNC (personnels navigants commerciaux), ou stewards et hôtesses, qui assurent le service à bord et sont chargés de la sécurité et du soin aux passagers. Ce sont à 66% des femmes et ces chiffres évoluent peu dans le temps. Ces dénominations constituent d’importants enjeux symboliques : les PNC préféreraient par exemple qu’on insiste davantage sur la dimension technique de leur métier (sécurité, sûreté, etc.) que sur le service des plateaux repas (qui renvoie à des emplois de service peu qualifiés).

Les personnels navigants nous sont familiers par leurs uniformes, leur langage standardisé, leurs gestes précis dictés par les procédures de vol - mais peu savent quelles sont réellement leurs conditions de travail, leur mode de vie, et surtout la diversité interne qui les caractérise ! Évidemment, les conditions de travail dépendent étroitement des compagnies aériennes dans lesquelles ils sont embauchés et du cadre juridique. Elles sont très variables. Par exemple, les PN que j’ai observés bénéficient de conditions plutôt favorables du point de vue de l’emploi, de la formation et de la rémunération par rapport aux PN des compagnies low-cost ou des compagnies du Golfe, mais les conditions tendent à s’harmoniser au niveau européen. Les carrières courtes, et/ou qui favorisent des emplois multiples, sont en passe de devenir la norme. Par ailleurs, le travail de nuit, le week-end ou en horaires décalés, reste une constante dont l’impact sur les dynamiques familiales et la vie privée reste mal connu. C’était justement un des objectifs de mon enquête que de mieux comprendre les modes d’articulation travail-famille, et les mécanismes de transmission d’une sphère à l’autre. Car en Europe et dans les pays riches, de plus en plus de salariés travaillent en horaires atypiques même si leurs conditions ne sont pas aussi extrêmes que celle des navigants. C’est donc un défi majeur de nos sociétés.

L’image de ces métiers est très positive: leurs conditions de travail sont-elles enviables ?

Les pilotes qui ont lu la BD me disent plutôt l’inverse ! Ils aimeraient que la « solidarité d’équipage » apparaisse d’avantage, notamment en cas d’accident. Mais la BD montre justement les conditions ordinaires de travail, et les accidents sont très rares fort heureusement. Les conditions d’existence de ces deux catégories de personnels sont tellement différentes qu’on ne peut pas croire naïvement à une solidarité professionnelle qui transcenderait les solidarités de corps ou de classe. Les uns travaillent debout, en cabine, sous le regard et les sollicitations constantes des passagers (qui s’apparente à une forme de domination rapprochée pour reprendre les termes de Dominique Memmi) tandis que les autres (majoritairement des hommes) sont vissés sur leur siège, dans le huis clos du cockpit, qui est devenu un lieu totalement clos et inaccessible depuis le 11 septembre 2001. Les uns gagnent 5 à 10 fois le salaire des autres. Ils ne sont d’ailleurs pas soumis aux mêmes accords professionnels ni aux mêmes régimes d’immobilisation (temps de travail, temps de repos, etc.). Néanmoins, il ne faut pas être caricatural : il existe également une grande hiérarchie interne entre les PNC (du jeune steward au chef de cabine principal expérimenté) comme au sein des PNT pour l’accès aux différentes fonctions d’encadrement et aux promotions. Par ailleurs, des couples de PNT-PNC existent. Des amitiés se forment également à bord ou en escale même si les équipages changent à chaque rotation en raison de la politique RH de l’entreprise (éviter les routines de travail, prévenir pour les accidents, etc.). Ajoutés à l’éloignement du domicile, à la fatigue liée au décalage horaire…, ces éléments expliquent les formes d’empathie existantes entre eux et la cristallisation d’une image idéalisée du métier autour de la « grande famille » des navigants.

La première publication tirée de cette enquête est une bande-dessinée, pourquoi ce choix ?

Il s’agit plutôt d’un concours de circonstance que d’un choix raisonné. J’avais commencé mon enquête dans cette compagnie aérienne depuis plusieurs mois quand on m’a proposé cette collaboration avec Casterman. C’est une dimension importante de notre métier que de rendre accessibles les résultats de la recherche et de s’ouvrir à des publics plus larges si on ne veut pas rester dans l’entre-soi académique. Je suis totalement d’accord avec Émile Durkheim qui affirmait que « la sociologie ne vaut pas une heure de peine si elle ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif » (1895).

J’ai été ravie de cette collaboration en raison du parti pris de la collection : éviter le jargon académique, limiter les notes de bas de page et les références sociologiques ou historiques, pour au contraire donner à voir par l’image uniquement l’intuition des rapports sociaux qui se jouent dans cet univers professionnel. Il s’agit de montrer plutôt que dire : le travail de dévoilement sociologique se fait par d’autres moyens que l’écriture formelle et argumentée. Toutefois, l’économie de moyens de la bande dessinée (choix du noir et blanc, du format court, etc.) implique un travail de préparation tout aussi minutieux : chaque bulle, chaque dessin ont leur raison d’être, liée à l’enquête ethnographique et au travail statistique qui ont  précédé l’écriture de la bande dessinée ! Après le travail d’écriture du scénario, j’ai ainsi eu de nombreux échanges avec le dessinateur, Baptiste Virot, pour ajuster le contenu des planches au propos sociologique que je voulais faire passer (place du corps dans l’espace, expression des visages, organisation matérielles des bureaux, etc.). Si les lecteurs sont intéressé-e-s par les résultats détaillés de cette enquête, il existe d’autres publications scientifiques en libre accès sur internet. En 160 pages, on ne peut pas tout dire !

Mise à jour : avril 2019