Paul-André Rosental

nous parle de l’ouvrage "Destins de l’eugénisme" paru en 2016

Paul-André Rosental est professeur des universités à Sciences Po et chercheur associé à l’Ined.

(entretien réalisé en juin 2016)

 

Quels sont les objectifs des politiques eugénistes et leurs résultats ?

À l’origine, à la fin du 19e siècle en Angleterre, l’eugénisme visait à « filtrer les mariages » et, sous sa forme la plus coercitive, à donner une autorisation préalable sur la base de la « qualité héréditaire » supposée des époux. Il y avait là un mélange entre une aspiration de notables, souvent médecins, à régir la société sur une base scientiste, et un souci idéologique élitiste de contrecarrer les effets de la démocratisation politique du 19e siècle. L’eugénisme et notamment son fondateur Francis Galton – comme le natalisme en France à la même époque – a été l’un des premiers modèles politico-savants à prendre acte de la maîtrise croissante des couples sur leur fécondité. Cette évolution reflétait à la fois la hantise des élites professionnelles devant l’autonomisation des choix des ménages (peur de la décadence par la médiocrité) et l’espoir d’influer sur leurs comportements (aspiration à réguler la société).
Depuis, les politiques criminelles des régimes totalitaires – au premier chef le nazisme – et les campagnes de stérilisation dans des démocraties comme les États-Unis, la Suède ou la Suisse, ont montré les risques que recèle toute ambition de construire une politique sur une base biologique.

Comment se positionne le démographe par rapport à l’eugénisme ?

La démographie a joué un grand rôle dans le cadre que je viens de décrire. L’eugénisme s’est beaucoup préoccupé de population. Dans les années 1980, les historiens sont revenus simultanément sur le rôle joué par l’eugénisme d’une part, par la démographie d’autre part, dans les idéologies totalitaires du 20e siècle, à commencer par le fascisme et le nazisme. Les démographes actuels ont conscience de ce passé, et se l’approprient différemment selon les pays. Un article a récemment montré que les spécialistes médicaux européens et nord-américains du conseil génétique sont plus sensibilisés aux dangers de cet « héritage », que leurs collègues des autres régions du monde.

Qu’en est-il de l’eugénisme aujourd’hui ? Dans quel cadre peut-il s’inscrire ?

La réponse la plus familière renvoie à ce que l’on appelle parfois « l’eugénisme privé », c’est-à-dire le choix des couples de mettre fin à la gestation d’embryons affectés de graves malformations génétiques. Le débat porte sur la question de savoir s’il s’agit là d’eugénisme : d’un côté il n’y a ici aucune ambition générale portant sur la « qualité » supposée d’une nation ou d’une race comme ce fut le cas dans le premier 20e siècle ; d’un autre côté ces choix individuels peuvent être considérés comme l’expression de valeurs collectives. J’ai voulu montrer dans Destins de l’eugénisme que l’histoire occupe une place insatisfaisante dans ce débat : elle est superficiellement convoquée comme un argument d’autorité par le rappel (à la fois essentiel mais aussi, sous cette forme, réducteur) du lien entre eugénisme et nazisme.
J’ai essayé de montrer que la question de l’héritage de l’eugénisme est bien plus complexe et multiforme. Il ne se limite pas aux théories et méthodes de la sociobiologie mais concerne aussi, selon des filiations que je qualifie de « ligatures », la psychologie du développement personnel. Le conseil matrimonial par exemple est issu d’une transformation des recommandations que les eugénistes entendaient donner aux jeunes couples dans l’entre-deux-guerres.
L’eugénisme en effet n’était pas seulement une théorie biologique ou génétique : il était aussi une théorie morale, initialement nourrie par la culture spécifique des élites britanniques, puis reformulée, à l’époque du New Deal, par les psychologues et « population scholars » américains progressistes. Par ce biais – et par d’autres que j’évoque dans le livre – l’eugénisme a été l’une des sources (innombrables) du développement des politiques sociales et sanitaires au 20e siècle.