L’individualisation des patrimoines accentue les inégalités entre les femmes et les hommes

Communiqué Publié le 11 Juin 2020

Depuis une vingtaine d’années, le patrimoine s’est individualisé en France, du fait à la fois de la part croissante du patrimoine détenu par les célibataires et de l’individualisation du patrimoine au sein des couples. Celle-ci provient principalement de la part croissante du régime de séparation des biens et, dans une moindre mesure, de l’augmentation de l’héritage et du patrimoine accumulé avant le mariage. En utilisant des données des enquêtes « Patrimoine » de l’Insee, Marion Leturcq, chercheure à l’Ined et Nicolas Frémeaux, maître de conférence à l’Université Paris 2, montrent que les inégalités de patrimoine sont sous-estimées par les mesures classiques parce qu’elles ne tiennent pas compte des inégalités de patrimoine au sein des ménages, en particulier l’écart de patrimoine entre les femmes et les hommes.

L’individualisation du patrimoine ne cesse de croitre en France
Le patrimoine d’un individu se compose de biens (immobiliers, financiers, professionnels), qui peuvent être détenus de deux façons : soit en biens propres, soit en biens de communauté. Un couple marié en communauté de biens réduites aux acquêts possède en commun l’ensemble des biens acquis après la date du mariage. Les biens acquis avant le mariage ainsi que les biens hérités ne rentrent pas dans la communauté. Si les partenaires souhaitent ne pas mettre en commun leur biens, ils ont deux solutions : soit ils ne se marient pas, soit ils optent pour un contrat de séparation de biens (dans le cadre d’un mariage ou d’un pacs). Cette étude montre que le patrimoine s’est individualisé au cours des deux dernières décennies. Entre 1998 et 2015, la part de patrimoine détenue par les célibataires est passée de 21 % à 27 %. Au sein des couples, la part du patrimoine détenu en tant que biens propres est passée de 18 % à 27 %. Comment l’expliquer ? 76 % de l’augmentation de cette part dans la richesse des couples s’explique par la décision d’opter pour un régime matrimonial permettant aux couples de garder leurs biens séparés. La part restante s’explique par l’héritage et le patrimoine acquis avant le début de la relation. Si le patrimoine hérité continue de croître, l’individualisation pourrait continuer d’augmenter au cours des prochaines décennies, ce qui augmenterait la part des bien individualisés et la probabilité d’opter pour un régime matrimonial de séparation de biens.

Au sein des couples, les inégalités de patrimoine se creusent au détriment des femmes
L’écart moyen de patrimoine entre les hommes et les femmes est passé de 7 000 € en 1998 à 24 500 € en 2015. Cette augmentation en valeur ne s‘explique pas seulement par l’augmentation du patrimoine moyen sur la période (de 78 000€ en 1998 à 150 000€ en 2015). En effet, lorsqu’on rapporte l’écart au patrimoine individuel moyen mesuré la même année, il passe de 9 % du patrimoine individuel moyen en 1998 à 16,3 % en 2015. Ces résultats apportent un éclairage nouveau par rapport aux études précédentes qui partent de l’hypothèse que le patrimoine est réparti équitablement au sein du couple. En tenant compte de cette inégale répartition du patrimoine, l’étude montre que les écarts de patrimoine sont nettement plus élevés que lorsqu’ils sont mesurés habituellement en attribuant par convention la moitié du patrimoine du ménage à chaque membre du couple.

L’évolution des régimes matrimoniaux, principale source d’écarts entre les hommes et les femmes
D’où vient cet écart croissant de patrimoine entre les hommes et les femmes au sein des couples ? Elle tient principalement à l’évolution des régimes matrimoniaux. De moins en moins de couples se marient sous le régime de la communauté des biens réduites aux acquêts (régime par défaut attribué aux couples mariés qui n’ont pas établi de contrat de mariage). Autrement dit, les couples optent de moins en moins pour un régime juridique qui met leur patrimoine en commun à partir de la date du mariage. Les inégalités en début d’union ont particulièrement progressé dans les couples mariés ou pacsés ayant un régime de séparation de biens. Dans les couples qui ne vivent pas sous le régime de la communauté, les inégalités sont ensuite creusées par la moindre capacité d’épargne des femmes par rapport aux hommes. A contrario, lorsque la plupart des actifs sont détenus en communauté, les différences de salaire entre les sexes ne se traduisent pas par des différences dans l’accumulation de patrimoine : quelle que soit la contribution financière des conjoints, le patrimoine est mis en commun.

L’impact de cette nouvelle mesure des patrimoines vis-à-vis des politiques publiques
Il s’agit de la première étude qui montre la croissance des inégalités entre les femmes et les hommes en matière de possession de patrimoine. Ces résultats sont importants pour les politiques publiques, notamment en termes de revenus, de patrimoine et de droits de succession. De nombreuses politiques supposent que les ressources sont partagées également au sein du ménage. Par exemple, en France, l’impôt sur le revenu et le capital est calculé au niveau des ménages, indépendamment de la répartition réelle des revenus ou du capital au sein du ménage. L’individualisation croissante du patrimoine peut porter à reconsidérer la mise en oeuvre de ces politiques.

Pour en savoir plus :
Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, 2020, "Inequalities and the individualization of wealth", Journal of Public Economics 184: 1-18.