Hommage à Anatole Vichnevski

Anatole Vichnevski nous a quittés, le vendredi 15 janvier 2021, après avoir combattu avec toute l’énergie qu’on lui connaissait, le Covid-19. Il avait 86 ans. Jusqu’au moment où il fut frappé par cette terrible pandémie, il a poursuivi son exceptionnel engagement dans la recherche démographique, à la tête de l’Institut de démographie de l’Université nationale de recherche – Haut collège d’économie (Moscou), de renommée internationale, sans aucun doute le meilleur centre de recherche démographique en Russie. Sa disparition est une immense perte pour la démographie russe et son extraordinaire rayonnement au-delà des frontières.

Anatole Vichnevski naît le 1er avril 1935 à Kharkov en Ukraine, où il fait ses études et devient statisticien. Après avoir travaillé au département de l’Institut de statistique d’Ukraine à Kiev, il s’installe, au début des années 1970 à Moscou, où il travaille pendant plus de 10 ans au Département de la recherche démographique de l’Institut de statistique. Il a eu la chance de communiquer étroitement avec les grands démographes et statisticiens de l’époque, qui avaient survécu aux purges staliniennes et en étaient les témoins : Boiarski, Urlanis, Kurman, Sifman. Il travaille avec ceux avec lesquels, dès la perestroïka, il s’engage dans la reconstitution d’une histoire de la démographie russe et soviétique longtemps cachée: Andreev, Darski, Kharkova, Volkov. Ces rencontres le marqueront profondément et il sera un des témoins de cette période tragique pour la démographie et la statistique soviétique. Anatole Vichnevski a approché, directement, les témoins de cette histoire. Autant que démographe, il était historien et sans doute est-ce en partie en rapport avec ces rencontres prestigieuses.

Il rejoint, en 1984, le Département de démographie de l’Institut de sociologie de Moscou. Très vite il met à profit les opportunités offertes par la perestroïka, pour s’engager dans la création de divers centres de démographie. L’Institut de démographie de l’Université nationale de recherche, la Haute école d’économie (la Vychka) fut sa dernière œuvre. Cet institut, créé en 2006, est devenu la référence en Russie et a acquis une dimension internationale, coopérant avec les instituts et centres de démographie les plus importants en Europe ou aux Etats-Unis, en particulier le Max Planck Institute for Demographic Research de Rostock, le London School of Hygiene & Tropical Medicine et bien entendu l’Ined.

Tout au long de son parcours Anatole Vichnevski fut un créateur. Outre cet institut, il avait, en collaboration avec l’Ined, lancé le bulletin Population & Sociétés en russe, qui ensuite s’est transformé pour devenir la revue électronique Demoscope Weekly une référence. Il avait créé, il y a peu, une autre revue scientifique, Демографическое обозрение.

Anatole Vichnevski n’était pas qu’un démographe, mais un homme d’une très grande culture, un « intellectuel » au sens français du terme, un membre de l’intelligentsia au sens russe. Son œuvre, considérable, en témoigne. Outre des classiques de la démographie, comme son La révolution démographique, publié en 1976, et le collectif qu’il dirigea, La modernisation démographique de la Russie, 1900-2000, paru en 2006, tous deux non traduits en français, évoquons surtout ses deux grands ouvrages traduits en français. La faucille et le rouble. La modernisation conservatrice en URSS, paru dans la prestigieuse collection « Bibliothèque des histoires », chez Gallimard, dont le titre et le cadre interprétatif est encore, 20 ans après sa parution, d’une étonnante actualité. Son « roman » Lettres interceptées, paru chez Gallimard en 2005, est, plus qu’un roman, la reconstruction d’histoires familiales tragiques à partir de corpus de correspondances et de souvenirs familiaux et témoignages. Remarquablement écrit, ce livre est un merveilleux essai sur l’histoire dramatique de l’URSS. 

Anatole Vichnevski était un très grand ami de la France et un passionné de la démographie française. Il s’engagea très tôt et sans réserve, avant même la perestroïka, dans une relation avec la démographie française à une époque où c’était encore très difficile et risqué. Il s’est vite imposé comme un collègue incontournable, par ses ressources, ses connaissances, son expérience. Il avait tissé une relation toute particulière avec l’Ined, avec la démographie française, avec la France en général. Il avait très tôt contribué à diffuser les travaux d’Alfred Sauvy. Au tout début des années 1980, Gérard Calot, alors directeur de l’Ined, décida de développer les relations entre l’institut et la Russie. Il était soucieux de développer des relations avec ce qu’on désignait alors comme les « pays de l’Est », conscient de partager avec eux des intérêts communs en matière de politiques démographiques et d’interprétation des évolutions démographies en dépit de contextes politiques différents. Des échanges s’engagèrent, ponctués de séjours plus ou moins longs, de stages, de colloques et conférences conjointes. Anatole Vichnevski avait alors rejoint le département de démographie de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences d’URSS et fut le contact naturel avec les collègues français (il maîtrisait couramment la langue et était celui qui connaissait le mieux la démographie française). Ce département était alors dirigé par Leonid Rybakovski qui soutenait fortement ces relations internationales, mais allait rapidement, dans le contexte de la perestroïka, s’opposer à Anatole Vichnevski. Celui-ci tenait à une rigueur scientifique qui ne convenait pas toujours à une science russe de plus en plus politisée. Anatole Vichnevski initia alors de très nombreuses recherches communes franco-russes, envoyant ses jeunes collègues, ses élèves pourrait-on dire, en France pour organiser nombre de projets. Serge Zakharov, Vladimir Shkolnikov, en particulier, qui poursuivent encore aujourd’hui ces collaborations, Ioulia Florinskaia, Galina Rakhmanova, Elena Dolgikh, Alexandre Anichkine, d’autres encore, développèrent des projets en collaboration qui allaient renforcer encore plus les liens entre l’Ined et lui. De ces projets naquirent des collaborations pérennes, sur la mortalité, sur l’histoire de la population de l’URSS et de la Russie, sur bien d’autres questions encore.

Anatole Vichnevski était aussi un passionné qui n’hésitait pas à s’exposer, s’impliquant dans les débats publics, ce qui l’avait conduit à être attaqué à de nombreuses reprises dans un contexte russe traversé par des tensions ces dernières années. Mais il avait toujours défendu ses positions, sans compromis, tenant avant tout à la rigueur scientifique, se rattachant à une démographie de très haut niveau.

Mais, au-delà de tout, Anatole Vichnevski était un homme d’une grande humanité, un ami, toujours à l’écoute, ferme dans ses opinions mais attentif aux autres. Cette humanité, il l’a transmise à ses élèves et collègues, qui l’ont accompagné dans ce long processus qui a conduit à l’édification de son institut de démographie. Il l’a transmise à tous ses collègues français, qu’il rencontrait tous les ans, à Paris, à Moscou, toujours attentifs aux dernières évolutions de la démographie. Il émanait de lui une énergie étonnante, une passion pour comprendre, un engagement total dans ses convictions. Il eut de nombreux ennemis en Russie, impatients d’imposer une doxa politique à la démographie, qu’il refusait au nom de la science. Il bénéficiait de ce fait d’un immense respect, comme chercheur mais aussi comme homme public, souvent sollicité sur les ondes et à la télévision.

Nous perdons un immense chercheur, l’Ined perd un collègue qui a fait rayonner la recherche démographique française ; l’Ined perd un homme qui, par les collaborations qu’il a initiées, a placé notre institut à la pointe de la recherche démographique sur l’ensemble du territoire jadis soviétique.

Mais nous perdons aussi un grand ami, un homme des plus attachants, des plus passionnants, des plus humains.

Alain Blum, Maité Ely, France Meslé, Vladimir Shkolnikov, Jacques Vallin, Serge Zakharov