Emmanuel Beaubatie

post-doctorant à l’Ined, étudie les parcours des femmes et des hommes trans’ en France.

(Entretien réalisé en mai 2019)

En quoi consistent vos recherches sur la population trans’ en France ? Sous quel angle l’étudiez-vous ?

J’interroge les enjeux liés au genre à la fois dans le traitement scientifique des personnes trans’, dans les biographies des femmes et des hommes qui entreprennent de changer de sexe, et dans leurs constructions subjectives. Beaucoup de recherches réalisées au sujet de la population trans’ traitent du genre, mais celui-ci est généralement entendu au sens de l’« identité de genre ». Dans ce travail, je considérais plutôt le genre comme un rapport social qui produit, différencie et hiérarchise deux catégories : les hommes et les femmes. Cette approche m’a amené à considérer le changement de sexe comme une forme de mobilité sociale.

Comment s’est déroulée l’étude que vous avez menée et dont vous faîtes état dans l’article « L’aménagement du placard » ?

La population trans’ est difficile à joindre. Étant donné que les trans’ sont soumis à une évaluation psychiatrique avant de pouvoir accéder à des traitements hormono-chirurgicaux, ils peuvent développer une certaine méfiance vis-à-vis des experts professionnels, médecins comme chercheurs. Malgré une entrée sur le terrain difficile, j’ai pu m’appuyer d’une part sur une enquête quantitative réalisée par l’Inserm auprès de 381 personnes, et d’autre part, sur 28 entretiens biographiques. J’ai analysé les trajectoires de vie des trans’ au-delà du moment précis de la transition, et j’ai pu observer que leurs temporalités biographiques sont très hétérogènes.

Que ressort-il de cette étude ?

Les hommes trans’ (personnes qui ont transitionné du sexe féminin au sexe masculin) transitionnent tous relativement jeunes, tandis que la moitié des femmes trans’ (personnes qui ont transitionné du sexe masculin au sexe féminin) transitionnent après avoir vécu une première vie familiale en tant qu’homme hétérosexuel. Celles-ci ont généralement un emploi stable au moment où elles entament leur transformation, mais les femmes trans’ plus jeunes connaissent souvent la précarité, à la différence des hommes trans’, qui eux, bénéficient de plus de soutien parental.
Le fait pour un homme de devenir une femme constitue en effet un déclassement qui fait l’objet de violentes sanctions sociales. La stigmatisation est telle que la moitié des femmes trans’ reportent la transition, et que les autres se trouvent souvent marginalisées. En moyenne, les hommes trans’ changent donc de sexe dans de meilleures conditions sociales et matérielles, mais certains connaissent une forte culpabilité liée à leur ascension sociale.
Néanmoins, selon leur milieu d’origine, et selon leur niveau de diplôme, les individus ne font pas tous la même expérience de la mobilité sociale de sexe. La culpabilité exprimée par les hommes trans’ - et la posture féministe qui l’accompagne - est plus marquée chez les personnes fortement dotées en capital scolaire et culturel, ce qui laisse entrevoir une forme de distinction de classe. De même, ces paramètres sociaux, ainsi que ceux de l’âge et de la génération, façonnent les constructions de soi en tant qu’homme ou femme (selon le sexe de destination), tout comme le vécu des violences et des discriminations. Par exemple, face à ces dernières, des trans’ issus de milieux modestes se sentent davantage remis en question dans leur « identité » que d’autres qui disposent de plus de ressources. En définitive, l’espace social du genre est indissociable de l’espace social de classe.

Source : Emmanuel Beaubatie, 2019, L’aménagement du placard. Rapports sociaux et invisibilité chez les hommes et les femmes trans’ en France, Genèses 2019/1 (n° 114), p. 32 - 52.