Mathieu Trachman

répond à nos questions à l’occasion de la journée internationale de la visibilité de la bisexualité du 23 septembre

(entretien réalisé en septembre 2022)

Où en sont les recherches sur la bisexualité aujourd’hui ?

Alors que les recherches sur les minorités sexuelles ont pris de l’ampleur à partir des années 1990 en France, les personnes bisexuelles ont reçu peu d’attention, à quelques exceptions près. Comme le montrent les recherches de Liam Balhan, les enquêtes statistiques menées dans les années 1990 et 2000 les rassemblent avec les personnes homosexuelles et ne les abordent pas comme une population spécifique. Cette invisibilisation scientifique redouble une invisibilisation sociale. L’épidémie de sida a conduit à produire des connaissances sur les gays ; dans une moindre mesure, les lesbiennes ont fait l’objet de quelques travaux à partir des années 1990. On connaît beaucoup moins de choses sur les modes de vie et les trajectoires des personnes bisexuelles.
Cela relève d’un privilège accordé aux monosexualités, celles dans lesquelles le désir se porte sur un seul sexe. Mais c’est également lié aux difficultés de saisir dans une enquête statistique les personnes bisexuelles : s’agit-il de celles qui déclarent des attirances pour les deux sexes, des pratiques sexuelles avec les deux sexes, de celles qui s’identifient simplement comme telles ? On sait par exemple que les gays, et plus encore les lesbiennes, ont eu des rapports sexuels avec des personnes de l’autre sexe au cours de leur vie : ils et elles ne se définissent pas pour autant comme bisexuel.les.
Cette invisibilisation est d’autant plus frappante que, comme nous l’avons montré avec Tania Lejbowicz, les personnes bisexuelles sont aussi nombreuses que les personnes homosexuelles : elles représentaient en 2015 0,9 % des femmes et 0,6 % des hommes en France. Il y a sans doute plus de femmes qui s’identifient comme bisexuelles que de femmes qui s’identifient comme lesbiennes. 

Quelles sont les spécificités de cette population ?

Les recherches en France comme à l’international ont bien établi les vulnérabilités spécifiques des personnes bisexuelles. Tania Lejbowicz a montré que leur sexualité est moins connue de leur entourage, ce qui a des conséquences sur leur bien-être et leur santé. Les femmes bisexuelles sont également surexposées à certaines formes de violences, en particulier sexuelles ou dans les espaces publics. Les hommes bisexuels sont quant à eux plus susceptibles de subir des violences dans le cadre familial. 
Ces spécificités concernent aussi la santé sexuelle. Dans sa recherche auprès des personnes trans en France, Clark Pignedoli a interrogé des femmes trans travailleuses du sexe et montré l’existence de ce qu’on peut appeler une « bisexualité professionnelle », dont ces femmes parlent peu aux professionnel.les de santé, et qui n’est pas prise en compte dans les stratégies de prévention. Damien Trawale montre que les hommes originaires d’Afrique sub-saharienne vivant en France qui ont des rapports sexuels avec des hommes ont également des rapports sexuels avec des femmes, mais ne se définissent pas nécessairement comme bisexuels.  
On peut plus généralement souligner quelques spécificités démographiques : les personnes bisexuelles sont plus fréquemment en couple avec des personnes de l’autre sexe, et les hommes bisexuels sont majoritaires à ne pas être en couple. Plus de la moitié des hommes bisexuels sont ouvriers ou employés, alors que les gays sont plus présents dans les classes supérieures. Les femmes bisexuelles sont particulièrement jeunes, mais de nombreux hommes bisexuels sont relativement âgés. Toute population est hétérogène, mais on peut penser que celle-ci l’est particulièrement : il n’y a pas une mais des bisexualités. 

Est-ce que cette population connaît des évolutions ?

Les luttes pour les droits des minorités sexuelles reposent parfois sur l’idée que l’enjeu est de défendre des groupes qui ont toujours plus ou moins existé et qui sont relativement stables. Or les recherches montrent que ces populations évoluent : il y a de plus en plus de personnes qui s’identifient comme bisexuelles et homosexuelles. Nous pouvions avancer pour la France les chiffres de 0,9 % de bisexuelles et 0,6 % de bisexuels en 2015, mais des enquêtes plus récentes aux États-Unis suggèrent que 4% de la population s’identifierait comme bisexuel. Cette augmentation est particulièrement nette chez les femmes et chez les jeunes. Ces évolutions correspondent à un élargissement des possibles sexuels et à une diversification des trajectoires sexuelles. Au cours du vingtième siècle certains espaces, comme les bars, ont permis aux minorités sexuelles d’explorer et vivre leurs désirs : c’est aujourd’hui le cas des espaces numériques.
La diversification des identifications sexuelles est une autre évolution notable. Les individus distinguent aujourd’hui la bisexualité, comme un désir pour les deux sexes, et la pansexualité, comme un désir indépendant du sexe ou du genre de la personne. Il me semble qu’outre la sexualité, un des enjeux de ces transformations est le genre, la place que l’on donne au genre dans ses relations intimes : la bisexualité est-elle une manière d’embrasser deux sexes conçus comme distincts ou le signe que le genre a moins de poids ? L’enquête sur la vie affective des jeunes adultes conçue à l’Ined, dont la collecte débute dans les mois à venir, fournira de nouvelles données sur les jeunesses bisexuelles et permettra d’éclairer ces dynamiques actuelles.