France Guérin-Pace

France Guérin-Pace répond à nos questions sur l’enquête sociologique qui a été conduite à travers tout le territoire tunisien et dont les résultats sortent aujourd’hui sous la forme d’un ouvrage dans la collection Grandes enquêtes de l’Ined

(Entretien mené en janvier 2023)

La Tunisie a été le premier pays à se soulever contre un régime autoritaire dans le monde arabe. Le 14 janvier 2011, Ben Ali fuit la Tunisie après 23 ans de règne sans partage. Plus de 10 années après, les espoirs portés par la révolution de 2011 sont largement déçus. La Tunisie peine à trouver une stabilité politique, à surmonter les difficultés économiques auxquelles elle fait face au quotidien et à résorber les inégalités territoriales anciennes entre les régions de la façade littorale et celles du centre. 
Mais qu’en est-il de la réalité de la population tunisienne dont une grande partie, et en particulier les plus jeunes, s’est soulevée en 2011 pour mettre fin à des décennies de dictature ?  Pour répondre à cette question, une grande enquête sociologique a été conduite à travers tout le territoire tunisien. Pour la première fois, les parcours individuels de près de 3500 personnes ont été recueillis dans leurs dimensions géographique, familiale et professionnelle. A partir des résultats de cette enquête menée sur un échantillon représentatif de la population vivant en Tunisie, cet ouvrage tente de décrypter les paradoxes qui traversent la société tunisienne, tiraillée entre conservatisme et modernité. Il aborde des thématiques très variées : le vécu de la révolution, l’emploi, les rapports de couple, le célibat, les convictions politiques et religieuses, les langues parlées, mais aussi tout un ensemble de questions d’opinions qui viennent éclairer les représentations portées sur cette société en mouvement. 

Votre enquête est-elle la toute première réalisée par l’Ined dans ce pays ? Qu’est ce qui en a motivé la réalisation à ce moment-là ?

Cette réflexion sur les transformations dans le monde arabe a débuté en 2012 par le projet Observation des Transformations dans le Monde Arabe mené en collaboration entre l’Ined et l’IRD. Ce projet s’est poursuivi en Tunisie en 2016 par la volonté de mettre en place une enquête sur les transformations de la société tunisienne (ESTS). Car si depuis la révolution, de nombreuses études ont été menées au sein de la société tunisienne, celles-ci portent soit sur des thématiques ciblées, soit sur des populations ciblées, en particulier les jeunes. Cette enquête, inédite en Tunisie, a été rendue possible par une collaboration entre l’Ined et la Faculté SHS de Tunis. 

Comment les jeunes chercheurs ont-ils été formés et impliqués dans la conduite de cette enquête ?

Chaque étape de l’élaboration de l’enquête ETST et de son exploitation a fait l’objet d’ateliers de formation (entretiens exploratoires, élaboration du questionnaire, enquête pilote, terrain de l’enquête, passation d’une grille biographique, analyse de données d’enquête, écriture scientifique) animés par des chercheurs expérimentés français et tunisiens. L’ouvrage est le résultat de ce travail collaboratif.  Il faut souligner que le terrain de l’enquête a été conduit par une équipe constituée en grande majorité de doctorantes, formées et accompagnées par des superviseurs. Leur carnet de terrain fait l’objet d’un chapitre de l’ouvrage (chapitre 2).    L’échantillon de l’enquête a été construit en collaboration avec l’institut de statistique tunisien (INS) et le questionnaire a reçu le visa du Conseil national de la statistique tunisienne. Une innovation de l’enquête au-delà des thématiques traitées et de la grille biographique est la technique d’échantillonnage par GPS et la passation sur tablette. 

Que ressort-il de cette enquête ?

Premier résultat marquant, lorsque l’on interroge la population tunisienne sur les évènements qui ont marqué leur vie, seuls 14% des répondants citent la révolution de 2011. Si la liberté de parole est considérée comme un acquis indéniable du 14 Janvier 2011, la population est largement majoritaire pour dénoncer une baisse du pouvoir d’achat, une insécurité plus grande dans le pays et une situation politique inquiétante. Pourtant, sous l’effet des changements économiques et politiques, la société tunisienne est en pleine mutation, comme le montrent au fil des thématiques les résultats de l’enquête ETST. En premier lieu, on observe une évolution en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes, en particulier pour les plus éduqués, et un partage plus équitable des tâches au sein du couple même si certains domaines restent réservés aux femmes. Malgré l’amélioration très nette de leur niveau d’instruction (2.3 femmes diplômées du supérieur pour 1 homme), les femmes exercent le plus souvent des emplois précaires et mal rémunérés, et leur accès aux postes de décision reste limité.  

En dépit d’un accroissement du célibat au sein des jeunes générations, le célibat définitif reste faible (2,5% pour les plus de 60 ans). Parmi les jeunes femmes diplômées du supérieur, la part des célibataires est plus importante et les raisons invoquées plaident en faveur d’un décalage dans le temps de l’entrée dans la vie maritale, voire d’une augmentation du célibat définitif. Chez les jeunes hommes urbains, la difficulté à trouver un emploi et un logement les pousse à rester célibataires plus longtemps. Par ailleurs, le mariage au sein du réseau de parenté devient un phénomène minoritaire et l’analyse des modes de rencontre du conjoint recueillis reflète la volonté des jeunes à être acteurs de leur union. La réduction du poids de la famille s’est opérée au profit d’un espace de rencontre plus individuel (40% des mariages des 18-25 ans ont été célébrés avec des conjoints choisis dans le cadre amical et proche contre 14% pour les 56 à 65 ans). 

Les résultats de l’enquête confirment l’importance du fait religieux dans la société tunisienne (57% déclarent une pratique régulière de leur religion, 22% une pratique occasionnelle et 19% un sentiment d’appartenance à la religion qui ne s’accompagne pas de pratique. Environ 2% des enquêtés déclarent n’avoir ni pratique ni sentiment d’appartenance religieux). Malgré son émancipation, la femme tunisienne reste plus respectueuse des recommandations et des interdits liés à la religion, en particulier des 5 prières et du jeûne du Ramadan. Le port du voile, s’il est majoritaire en Tunisie, avec plus de deux tiers des femmes concernées, revêt de multiples significations: signe religieux, identité féminine, volonté d’être respectée, marque d’un statut matrimonial. Mais il constitue, pour plus de 90 % des répondantes, un choix personnel qui peut se modifier au fil du temps et des événements de la vie.

Le vote démocratique est un acte encore très récent, or la plupart des jeunes ne s’en emparent pas. Plus généralement on observe un désintérêt général pour la politique avec 43 % des personnes interrogées qui disent ne pas s’y intéresser du tout. L’offre politique est considérée comme insatisfaisante, et moins d’une personne sur 5 se déclare proche d’un parti politique. L’abstention est très élevée et semble se renforcer puisque 89% des électeurs n’ont pas voté aux législatives du début de l’année 2023.   

Enfin, malgré une tradition ancienne de mobilité interne, plus de la moitié de la population tunisienne n’a pas changé de délégation de résidence depuis sa naissance (54%) et 3% seulement a vécu plus d’un an à l’étranger. Même si on a observé un pic de mobilité après 2011, en particulier à l’international, seuls 2,5% de la population exprime une volonté de vivre à l’étranger. Il s’agit le plus souvent de jeunes célibataires, hommes ou femmes, diplomé.e.s du supérieur. Si la France reste en tête des destinations, l’Allemagne ou le Canada attirent des candidats au départ. 

Tunisie l’après 2011

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