Marine Quennehen

Post-doctorante à l’Ined, effectue des recherches sur les liens des pères détenus à leur(s) enfant(s). Elle a répondu à nos questions.

(Entretien réalisé en mai 2020)

Vous effectuez des recherches sur les liens des pères détenus à leur(s) enfant(s). Pourquoi étudier la paternité en prison ?

À l’occasion d’une pré-enquête réalisée en master, le constat a été fait qu’il n’existait pas d’étude spécifique sur le sujet de la paternité en prison alors que l’enquête de l’Insee sur l’histoire familiale des détenus a montré en 1999 que la moitié des détenus étaient des pères. Il existait essentiellement des travaux sur les transformations des liens familiaux en prison qui prenaient en compte l’expérience des détenus et des proches. Tandis que la littérature sur la « parentalité » en prison renvoyait bien davantage à la dimension maternelle que paternelle. Pourtant rappelons que les hommes détenus représentent 97% de la population carcérale. L’objectif de cette thèse a consisté à remédier à cet « angle mort ».

Comment conduisez-vous vos recherches ? Quelle méthodologie avez-vous adopté ?

J’ai réalisé des entretiens répétés (soit environ 150 entretiens au total), semi-directifs, avec 70 détenus incarcérés dans quatre établissements différents (2 maisons d’arrêt et 2 centres de détention). L’objectif de cette méthodologie était d’obtenir un récit rétrospectif et de revenir sur certains évènements biographiques. Revoir les personnes permet d’amoindrir la distance entre l’enquêté et l’enquêtrice, en construisant une relation de confiance. La répétition des entretiens avec un même enquêté l’encourage à porter un regard réflexif sur son expérience.

En parallèle, j’ai conduit une quinzaine d’entretiens individuels et des entretiens collectifs, parfois informels avec plusieurs acteurs/actrices carcéraux (surveillant.e.s, gradé.e.s, soignant.e.s, travailleurs/travailleuses sociaux).

Le recrutement de l’échantillon de l’étude s’est opéré grâce aux soignant.e.s du Service médico-psychologique régional (SMPR) et aux conseiller.e.s probation et d’insertion pénitentiaire (CPIP). J’ai énoncé quelques critères préalables pour les sélectionner : être père et ne pas avoir commis d’actes incestueux, de violence envers ses enfants ou être incarcéré pour meurtre envers l’autre parent. Ont également été écartés les détenus souffrant de troubles psychologiques sévères. Le choix de ces critères relève d’une décision de fond de s’intéresser à des pères « ordinaires » en prison, et non pas relevant d’une paternité délictueuse ou criminelle. En centre de détention, les détenus ont reçu une lettre décrivant l’enquête. Ils pouvaient refuser d’y participer. En maison d’arrêt, je les ai rencontrés individuellement pour leur présenter mon étude.

Qu’en est-il ressorti ? Les pratiques parentales, bien que bouleversées, se poursuivent-elles ou sont-elles interrompues ?

L’incarcération entraîne-t-elle une modification de la perception du rôle de père (pour le père lui-même mais aussi pour l’entourage) ?

Le résultat principal de ma thèse est que les détenus ont des trajectoires parentales conjugales et sociales variées. Ils déploient des pratiques paternelles différenciées et se définissent en tant que parents de manière hétérogène. J’ai identifié quatre types de paternité que j’ai nommé la paternité marginale, la paternité suspendue, la paternité brisée et la paternité ressource. Cette typologie a permis de s’éloigner d’une vision totalisante de la prison. J’ai montré que l’incarcération a certes un impact indéniable sur les personnes mais qu’il existe également une continuité entre le parcours précarcéral et carcéral. La paternité marginale se caractérise par une entrée précoce dans la parentalité. La prison se révèle être un moment peu propice à l’appropriation de rôles parentaux déjà peu expérimentés dans la période précarcérale. La paternité suspendue se définit par l’interruption – temporaire – de la relation parentale, renvoyée à un futur hypothétique après la prison. Une partie d’entre eux n’ont jamais vécu avec leurs enfants, connaissent des relations distendues bien avant la détention et ne cherchent pas à se définir à travers leur paternité. La paternité brisée témoigne d’une ambition parentale non réalisée à cause de l’incarcération et d’un fort sentiment de disqualification. Enfin, la paternité ressource s’appuie sur une solidarité familiale forte où l’enfant est l’un des catalyseurs de projet (recherche d’emploi et de formation, stabilité conjugale, etc.) en détention et pour la sortie future.

Ces types de paternité, loin d’être figés, nous renseignent sur les pratiques et les représentations parentales selon les événements biographiques.

Comment l’institution se saisit-elle de cette question parentale ?

Ce travail a mis en évidence un des paradoxes de l’institution. Celui de vouloir faire des liens familiaux un moyen de réinsérer les détenus, mais quand ces derniers les font valoir, de se méfier d’eux et de ne pas leur accorder la reconnaissance attendue. J’ai constaté que la paternité ne représente pas un véritable levier de réinsertion pour les différent.e.s professionnel.le.s rencontré.e.s et observé.e.s (surveillant.e.s, gradé.e.s, soignant.e.s, travailleurs/travailleuses sociaux, juges). L’institution carcérale réitère les normes de genre déjà existantes, en essentialisant les femmes incarcérées dans leur rôle de mère, tandis qu’elle réduit les hommes à leur identité de détenus, prenant peu ou pas en compte leur inscription dans la sphère familiale (malgré les dispositifs existants). Elle peine à reconnaître cette hétérogénéité des situations parentales vécues par les hommes incarcérés.