Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon

répondent à nos questions à l’occasion de la sortie de l’ouvrage «Trajectoires et origines» publié aux Éditions de l’Ined

Ce livre qui présente les résultats de l’enquête « Trajectoires et Origines » est l’aboutissement de 10 ans de recherche. En 20 chapitres écrits par 22 auteur-e-s, il fait le point sur la situation des immigrés et des enfants d’immigrés en France. 

Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon, chercheurs à l’Ined et membres de l’unité de recherche « Migrations internationales et minorités », ont assuré la direction de l’enquête.

(Entretien réalisé en janvier 2016).

Pourquoi avoir lancé une telle enquête ?

C’est à l’occasion d’un discours pour le 20e anniversaire de la Marche des Beurs en 2003, que le premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, lance «nous avons besoin d’une grande enquête sur les immigrés et les enfants d’immigrés en France». Un an  après naissait le projet «Trajectoires et Origines» (TeO) réalisé par l’Ined, institut de recherche publique, et l’Insee, direction du ministère des finances qui a vocation à produire les statistiques de l’Etat. L’un des grands enjeux de l’enquête était d’analyser comment les immigrés et leurs enfants s’insèrent dans la société française et de repérer les éventuelles barrières auxquelles ils font face. L’enquête couvre ainsi un large éventail de sujets : école, vie professionnelle, logement, santé, formation de la famille, mais aussi des sujets tels que le sentiment d’appartenance nationale, la vie politique, etc. La question des discriminations s’est imposée au cœur de l’enquête. Il était important pour nous de distinguer ce qui relève des discriminations selon l’origine des autres sources de discrimination.

Est-il vrai que l’école favorise le développement de différences selon l’origine ?

La question se pose en termes différents pour les filles et fils d’immigrés, mais aussi selon les moments de la scolarité. Le taux de bacheliers parmi les descendants d’immigrés est nettement plus faible que celui de la population majoritaire (ni immigrés ni enfants d’immigrés), 55% contre 62%. Mais à ce niveau, cet écart s’explique essentiellement par les origines sociales des fils et filles d’immigrés (en particulier, diplôme et catégorie socio-professionnelle des parents). Toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire quand on compare des personnes similaires, les différences selon l’origine s’effacent complètement pour les garçons. Quant aux filles d’immigrés, elles ont globalement des résultats nettement meilleurs que les filles de la population majoritaire. Au-delà du bac, dans le supérieur, les effets de l’origine s’effacent presque totalement.

En revanche, les débuts de la scolarisation sont un moment critique majeur pour les fils d’immigrés qui « décrochent » bien plus que les garçons de la population majoritaire. Un tiers des fils d’immigrés originaires d’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou de Turquie, n’a ni baccalauréat, ni BEP, ni CAP. Ils sont 20 % à ne pas avoir le diplôme national du brevet. Pour les fils de la population majoritaire, les proportions sont respectivement de 17 % et 9 %. Les filles d’origine turque décrochent aussi fortement du système scolaire. Elles sont l’exception parmi les filles d’immigrés.

Quelles discriminations économiques observe-t-on aujourd’hui en France?

Toutes choses égales par ailleurs, il y a chez les descendants d’immigrés des minorités visibles un sur-chômage notable. Par exemple, quand on compare, chez les 18-50 ans, des filles et fils d’immigrés du Maghreb avec des femmes et des hommes de la population majoritaire qui ont les mêmes caractéristiques (mêmes âge, diplôme, lieu de résidence, etc.), les premiers ont respectivement 4 et 5 points de chômage en plus par rapport à la population majoritaire. Il est aussi frappant de constater que, parmi les minorités visibles, les probabilités de chômage sont souvent plus fortes pour les fils d’immigrés que pour les immigrés eux-mêmes. Par exemple, le chômage est plus fort chez les fils d’immigrés subsahariens (27%) que chez les immigrés subsahariens (15%), alors que les premiers sont nés en France, y ont grandi, y ont été éduqués. Parmi les descendants d’immigrés européens, on observe l’inverse : la situation est meilleure dans la deuxième génération.

Pouvons-nous parler d’un échec de la politique d’intégration française ?

La réponse doit être nuancée. L’accès aux ressources socio-économiques (l’école, l’emploi, le logement, etc.) montre que la politique d’intégration est en difficulté et qu’elle doit s’accompagner d’une véritable politique de lutte contre les discriminations et le racisme. Les inégalités objectivement mesurées à l’encontre des immigrés et descendants d’immigrés des minorités visibles touchent tous les domaines. Mais d’un autre côté, quand on s’intéresse aux résultats qui relèvent du registre socio-culturel, on observe que l’intégration est en marche. D’une génération à l’autre, quand on compare immigrés et enfants d’immigrés, l’usage de la langue française, les unions mixtes, ou le sentiment d’appartenance à la France progressent nettement. Le sujet de l’identité est d’ailleurs le plus révélateur du fait qu’il y a en France une intégration « à sens unique ». Les immigrés et leurs enfants adhèrent massivement à l’identité française. Mais, en revanche, ils sont très nombreux à déclarer qu’ils ne sentent pas vus comme Français. Ce décalage des représentations témoigne d’un sentiment de rejet qui nuit à la cohésion sociale. Au final, au-delà des discours de principe sur l’égalité républicaine, les politiques publiques ne parviennent pas à surmonter les inégalités liées à l’origine, à la couleur de peau et l’apparence physique des personnes, ni l’exclusion dont les minorités font l’objet. Les politiques doivent être entièrement repensées. Un rapprochement entre les chercheurs et les décideurs politiques permettrait sans doute d’avancer dans ce sens.